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26/05/2015

Attendez patiemment que la destinée de l'Europe soit tirée au clair.

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« A Marie-Elisabeth de Dompierre de Fontaine
A Hornoy.

Aux Délices, 28 mai [1760].
Je suis toujours affligé, ma chère nièce, que la Picardie 1 soit si loin de mon lac ; mais je vous vois d'ici bâtissant, arrangeant, meublant, et je me console en pensant que vous avez du plaisir.
N'allez pas vous aviser de regretter Paris ; quand vous auriez vu la prétendue comédie des Philosophes, vous n'en seriez pas mieux ; et quand vous auriez été témoin de toutes les sottises qui se font dans ce pays-là, vous n'y gagneriez rien. Attendez patiemment que la destinée de l'Europe soit tirée au clair.
Luc a cent mille hommes sous les armes : c'est presque autant de soldats qu'il a fait de vers. Les Russes en ont autant; la reine de Hongrie, davantage. Les Hanovriens et nous, nous en pouvons compter plus de quatre-vingt mille de chaque côté ; ce qui, joint aux Suédois, fait au delà de cinq cent mille héros à cinq sous par jour, qui vont travailler à nous donner la paix.
Luc, en attendant, fait imprimer ses œuvres. Il a été mécontent de l'édition qu'on avait donnée. On lui a fait apercevoir qu'il pouvait perdre quelques partisans, en laissant subsister une tirade contre le christianisme, qui commence par : Allez, lâches chrétiens, etc. il a fait brûler cette édition par le bourreau, à Berlin, et en a donné une autre où il a mis pauvres chrétiens 2; ce qui a tout réparé, comme vous le voyez bien. C'est un rare mortel ; il m'a confié qu'il ferait durer la guerre encore quatre ans 3; ainsi prenez vos mesures là-dessus.
Le tonnerre a fait des siennes, en attendant le canon ; il est tombé sur le chevalier de La Luzerne, qui était à la tête de sa troupe. Il a brûlé ses habits et sa culotte, sans lui faire beaucoup de mal ; le chevalier est arrivé à cul nu. Si le roi de Prusse avait été là, il aurait cru que c'était une galanterie que le tonnerre lui faisait 4.
Si vous me demandez de mes nouvelles, je vous dirai que j'ai eu trois ou quatre petits procès : l'un avec un prêtre, l'autre avec les fermiers généraux, un troisième contre le parlement de Bourgogne, un quatrième contre la république de Genève. Je les ai tous gagnés, tous finis gaiement, et sans que personne fût de mauvaise humeur.
Nos jardins sont charmants. Nous allons jouer la comédie dès que L'Écluse 5 aura fait des dents à notre première actrice. Le duc de Villars prétend qu'il jouera les rôles de père. Marmontel arrive avec un Gaulard 6, receveur général : voilà l'état des choses ; mais aussi rendez-moi compte des plaisirs d'Hornoy.
Dieu vous donne un jour, monsieur le chevalier 7, les mêmes sujets d'angoisse qu'à monsieur votre père! Il me fait l'honneur de m'écrire ; il consulte Tronchin ; savez-vous bien sur quoi ? sur ce que, à l'âge de quatre-vingt-sept ans, il a le malheur de ne s'endormir qu'à quatre heures du matin, et de dormir jusqu'à dix ; d'ailleurs il est assez content de lui.
Monsieur le jurisconsulte 8, que faites-vous ? êtes-vous toujours gras comme un moine ? Que dites-vous de Daumart 9, qui ne peut plus marcher depuis quatre mois, même avec des béquilles ? Je soupçonne notre ami Tronchin de s'être fourvoyé en lui appliquant, l'année passée, un cautère pour le fortifier. J'ai peur que ce pauvre garçon ne boite toute sa vie.
Je vous embrasse tous ; je vous aime, je vous regrette. »

1 Hornoy est à huit lieues d'Amiens

2 A Lâches chrétiens Frédéric avait substitué Lâches humains. Des éditions portent : Mortels craintifs. Voir lettre du 2 février 1760 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/02/06/corrigeons-limons-rabotons-polissons-vilain-travail-et-travaille-vilain.html

3 Dans sa lettre du 1er mai 1760, le roi de Prusse dit trois campagnes : « … je ne poserai les armes qu'après avoir encore fait trois campagnes. » ; voir lettre page 374 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514333b/f388.texte...

4 Moquerie du goût de Frédéric II pour les hommes .

6 Gaulard, fils d'un ancien ami de Voltaire, passe pour avoir été receveur général des fermes à Bordeaux, d'où il revenait alors, avec Marmontel, en retournant à Paris. Cependant sa trace n'a pu être retrouvée actuellement dans les Archives départementales de la Gironde, ni dans les Archives municipales de Bordeaux .

7 Le chevalier de Florian, père du fabuliste.

8 L'abbé Mignot .

 

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