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03/06/2015

Soyez au rang des illustres bienfaiteurs ou des illustres ingrats, cela ne me fait rien

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« A FRÉDÉRIC II, roi de Prusse
Aux Délices, 3 juin 1760. 1
Sire, le vieux Suisse bavard prend peut-être mal son temps ; mais il sait que Votre Majesté peut, en donnant bataille, lire des lettres et y répondre.

Je ne savais d'abord ce que voulait dire le petit article de votre main, touchant les gens qui lisent des lettres dans les rues et dans les marchés 2.
1° Je ne vais jamais dans les rues, je ne vais jamais à Genève.
2° Il n'y a dans Genève que des gens qui se feraient hacher pour Votre Majesté. Nous avons un cordonnier qui bat sa femme quand il vous arrive quelque échec ; et mon serrurier, qui est Allemand, dit qu'il tordrait le cou à sa femme et à ses trois enfants pour votre prospérité. Il faut, dit-il, avoir bien peu de rellichion pour penser autrement.
3° Il n'y a ni cordonnier, ni serrurier, ni prêtre, ni personne au monde, à qui j'aie jamais lu une ligne de Votre Majesté.
4° Il se peut que j'aie répété quelques-uns de vos bons mots à vos idolâtres, et que le faux zèle les ait répétés, et que quelque animal les ait rapportés tout de travers. Ce sont discours en l'air. Gagnez une bataille, et laissez vos bons mots courir le monde ; mais soyez très-sûr que Votre Majesté n'éprouvera jamais de ma part la moindre infidélité.
5° Je soutiendrai jusqu'à la mort que (mettons à part Akakia, lequel, après tout, n'était pas si plaisant que vos plaisanteries sur la ville latine gardée par les géants,3 et à moi envoyées par Votre Majesté, et à moi communiquées par M. de Marwitz 4), je ne vous ai jamais manqué en rien.
Soyez au rang des illustres bienfaiteurs ou des illustres ingrats, cela ne me fait rien; je penserai toujours de même; toujours même admiration, mêmes sentiments.
7° Malgré les cinq cent mille hommes à baïonnettes qui sont en Allemagne, je dis, moi Suisse, moi rat, que vous aurez la paix, et que vous ne perdrez rien, à moins qu'il ne vous arrive quelque malheur horrible qu'on ne peut prévoir.
8° Souffrez encore que je dise que Votre Majesté ne réussira jamais par le canal de l'homme 5 que vous avez fait parler à un ambassadeur de ***6 . Votre Majesté voit que je suis instruit.
9° Souffrez encore que je représente qu'on a mis beaucoup trop de personnel dans tout ceci. Je ne parle pas en l'air. On peut se moquer de ses confrères les poètes ; mais point d'injures de roi à roi. Je vous ai ouï dire un jour qu'il faut paroles douces et actions fermes. Vous avez rempli parfaitement la moitié de ce bel adage.
10° Soyez, je vous en conjure, très-persuadé que je ne veux point me faire de fête, mais que je suis entièrement au fait ( par une destinée bizarre ) , de la manière dont on pense. Je ne demande rien, ni ne peux rien demander à la cour de France, ni ne veux rien. Mais seulement, pour le bien de la chose, - si Votre Majesté veut jamais faire savoir ou des faits ou des pensées, insinuer des idées sans se compromettre, elle sera servie avec exactitude. Oui, je veux avoir l'honneur secret et la consolation secrète de vous servir, et je répète qu'il n'y a au monde ni moine, ni rat plus à portée que moi d'obéir à vos ordres sans vous commettre en rien. Je ris que la chose soit ainsi. Je trouve cela comique. Mais comptez que le zèle du rat est aussi réel que son profond respect et son admiration.

V.

67, et non pas 62.7 »

1 Der Freymüthige. , oder berlinische Zeitung für gebildete, unbefangene Leser, Berlin, 14 janvier 1803, pages 29 et 30.

2 Allusion à la fin de la lettre de Frédéric II du 12 mai 1760 répondant à celle où V* se plaignait de l'indiscrétion qu'il avait commise : « Il faut mettre un rémora dans les lettres qu'on écrit à des indiscrets, c'est le seul moyen de les empêcher de les lire aux coins des rues et en plein marché . » ; voir lettre du 12 mai page 385 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514333b/f399.image.r=4120

3 Koser-Droysen, III,107, note, citent le passage suivant d'une lettre anonyme écrite à la fin de mars 1753, et publiée dans Frédéric le Grand, 1785 : « Après que la fameuse Diatribe […] eut paru, on fit circuler dans le public à Berlin une autre brochure intitulée Voyage à la ville latine, par M. Koenig […] elle ne restera point secrète et elle éclatera avec le temps, car elle est entre les mains de l'ennemi du président, qui l'a emportée avec lui avant de partir de Potsdam . » La même lettre laisse entendre que cette brochure est l’œuvre du roi ( « si elle est l'ouvrage de la même main qui a fait brûler la première Diatribe par le bourreau. »)

4 Le major Georg Wilhelm von der Hurwitz

6 V* pense à un passage de la lettre que Choiseul lui avait écrite le 25 mai 1760 : « Au reste, quelque chose qui m'arrive, à moins que Luc ne me fasse empoisonner, et n'envoie ici quelques petits émissaires pour cet objet, comme il en a adressé un au bailli de Froulay il y a deux mois pour me tromper, soyez certain qu'avant la paix je ne sortirai pas de place [...] » Le bailli de Froulay était Louis-Gabriel de Froulay, ambassadeur de l'ordre de Malte .

7« Vous n'avez que soixante-deux ans » avait écrit Frédéric dans sa lettre du 12 mai 1760 ; V* était dans sa soixante sixième année . »

 

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