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10/10/2015

il faut rendre service aux hommes tant qu'on peut, quoiqu'ils n'en valent guère la peine

... Et après ça, il en est encore qui disent de mal de Voltaire !

 

Mis en ligne le 8/8/2017 pour le 10/10/2015

 

« A Marie de Vichy de Chamrond , marquise du Deffand

à Saint-Joseph

à Paris

10è octobre 1760

Vous n'êtes point un grand enfant, madame, vous n'êtes pas non plus une petite vieille ; je suis fort votre aîné 1, et je joue la comédie deux fois par semaine , et le bon de l'affaire c'est que nous jouons des pièces nouvelles de ma façon, que Paris ne verra pas, à moins qu’il ne soit bien sage et bien honnête . Comme je fais le théâtre, les pièces , et les acteurs , qu'en outre je bâtis une église et un château, et que je gouverne par moi-même tous ces tripots-là, et que pour m'achever de peindre il faut finir l'Histoire de Pierre le Grand, et que j'ai dix ou douze lettres à écrire par jour, tout cela fait que vous devez me pardonner, madame, si je ne vous ennuie pas aussi souvent que je le voudrais ; j'ai pourtant un plaisir extrême à m'entretenir avec vous ; vous savez que j'aime passionnément votre esprit, votre imagination, votre façon de penser ; vous aurez la moitié de Pierre incessamment ; il y a un paquet tout prêt pour vous et pour M. le président Hénault, mais on ne sait comment faire pour dépêcher ces paquets par la poste . Je vous avertis que la préface vous fera pouffer de rire, et vous serez tout étonnée de voir que la plaisanterie n'est point déplacée . J'y joins un chant de La Pucelle qui pourra vous faire rire aussi . Je vous promets encore de vous chercher des fariboles philosophiques dans ma bibliothèque; mais il faut que vous sachiez que je ne suis guère le maître d'entrer dans ma bibliothèque à présent , parce qu'elle est dans l'appartement qu'occupe M. le duc de Villars avec tout son monde ; il nous a joué à huis-clos, Gengis Kan, dans L'Orphelin de la Chine ; il vaut mieux que tous vos comédiens de Paris .

Je suis fort aise, madame, qu'on ait imprimé ma lettre au roi de Pologne 2; trois ou quatre lettres par an dans ce goût-là, écrites aux puissances, ou soi-disant telles, ne laisseraient pas de faire du bien ; il faut rendre service aux hommes tant qu'on peut, quoiqu'ils n'en valent guère la peine . Mon petit parti, d'ailleurs m'amuse beaucoup ; j'avoue que tous mes complices n'ont pas sacrifié aux grâces ; mais s'ils étaient tous aimables ils ne seraient pas si attachés à la bonne cause ; les gens de bonne compagnie ne se font point prosélytes ; ils sont tièdes ; ils ne songent qu'à plaire ; Dieu leur demandera un jour compte de leurs talents .

Vous avez bien raison, madame, d'aimer l'histoire de mon ami Hume 3 . Il est , comme vous savez, le cousin de l'auteur de L’Écossaise . Vous voyez comme il rend dans cette histoire le fanatisme odieux . Ne croyez pas que l'Histoire de Pierre le Grand puisse vous amuser autant que celle des Stuarts . On ne peut guère lire Pierre qu'une carte géographique à la main ; on se trouve d'ailleurs dans un monde inconnu ; une Parisienne ne peut s'intéresser à des combats sur les Palus-Méotides 4, et se soucie fort peu de savoir des nouvelles de la grande Permie, et des Samoyèdes . Ce livre n'est point un amusement, c'est une étude . M. le président Hénault ne veut pas que je donne Pierre chiquette à chiquette 5; je ne le voudrais pas non plus , mais j'y suis forcé . On a un peu de peine avec ces Russes, et vous savez que je ne sacrifie la vérité à personne . Adieu, madame, si vous aviez des yeux je vous dirais, venez philosopher avec nous, parce que vos yeux seraient égayés pendant neuf mois par le plus agréable aspect qui soit sur terre ; mais ce qui fait le charme de la vie est perdu pour vous ; et je vous assure que cela me fait toujours saigner le cœur . J'ai chez moi un homme d'un mérite rare, un homme de grande condition, ancien officier, retiré dans ses terres . Il les a quittées pour venir à 150 lieues de chez lui, philosopher dans ma retraite . Je ne l'avais jamais vu, je ne savais pas même qu'il existât , il a voulu venir, il est venu, il fait de grands progrès, et il m'enchante; mais par malheur il me vient des intendants ; ces gens-là ne sont pas tous philosophes . Mon Dieu, madame, que je hais ce que vous savez 6!

Je vais être en relation avec un brahme des Indes par le moyen d'un officier 7 qui va commander sur la côte de Coromandel, et qui m'est venu voir en passant ; j'ai déjà grande envie de trouver mon brahme plus raisonnable que tous vos butors de la Sorbonne . Adieu encore une fois, madame, je vous aime beaucoup plus que vous ne pensez . »

1 V* a trois ans de plus qu'elle .

2 La lettre du 15 août 1760 à Stanislas :

Mme Du Deffand écrit à V* le 20 septembre 1760 : «  Votre lettre au roi de Pologne est imprimée, je ne crois pas que ce soit par l'ordre du frère Menoux. »

3 Il s'agit d'un ouvrage dont Mme du Deffand avait parlé à V* (lettre du 20 septembre 1760) : The History of Great Britain under the house of Stuart, 1754-1757, qui venait d'^tre traaduit en franàais par l'abbé Prévost sous le titre d'Histoire de la masion des Stuart sur le trône d'Angleterre, 1760 .

4 Palus Maeotis est le nom latin de la mer d'Azov .

5 L'expression se trouve ordinairement sous la forme chiquet à chiquet ; c'est familier et même populaire .

6 L'infâme .

7 C'est Maudave .

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