25/09/2015
Vous êtes bien bons de céder à l'impétuosité de la nation, il faut la subjuguer
... Avis à tous les gouvernements .
Mis en ligne le 19/11/2020 pour le 25/9/2015
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
[25 septembre 1760]
Mes divins anges, il faut vous rendre compte de tout . Nous venons de jouer Tancrède en présence d'une douzaine de Parisiens à la tête desquels était M. le duc de Villars . Non, ne 1 vous imaginez pas quel talent Mme Denis a acquis . Je voudrais qu'on pût compter les larmes qu'on verse à Paris et chez nous, et nous verrions qui l'emporte . Je vous dois celles de Paris, car les longueurs tarissent les pleurs et vos coupures judicieuses en rapprochant l'intérêt l'ont augmenté . Détaillons un peu les obligations que je vous ai . Premier acte, premier remerciement . La première scène du 2 supprimée, profit tout clair ; le monologue que j'ai envoyé fait très bien chez nous, et doit réussir chez vous .
Au troisième acte, pardon . Ce n'est pas sûrement vous qui avez mis ces malheureux vers
Car tu m'as déjà dit que cet audacieux
A sur Aménaïde osé lever les yeux 2 etc.
On devrait lui répondre, mon ami si on t'a déjà dit qu'on te prend ta maîtresse tu devrais donc en parler d'abord, tu devrais donc être au désespoir . C'est un contresens horrible .
Écoutez-moi mes chers anges, on n'a pas fait réflexion qu'Aldamon n'est pas encore le confident de la passion de Tancrède . On a imaginé qu'il lui parlait comme à un homme instruit de l'état de son cœur . Il est évident que c'est et que ce doit être tout le contraire . Aldamon est un soldat attaché à Tancrède qui a favorisé son retour , et rien de plus . Il est si clair qu'il ne sait point la passion de Tancrède, que Tancrède lui dit, cher ami je te dois
Plus que je n'ose dire et plus que tu ne crois .3
Donc Aldamon ne sait rien . Peu à peu la confiance se forme dans cette scène, et Aldamon qui doit avoir assez de sens pour apercevoir une passion qu'il approuve, court faire son message en disant à Tancrède :
C'est vous qui m'envoyez je réponds du succès .4
Il est bien mieux de mettre ce je réponds du succès dans la bouche du confident que dans celle de Tancrède car alors Tancrède dit avec bien plus de bienséance et d'enthousiasme, il sera favorable 5. Nous demandons tous à genoux qu'on laisse le troisième acte comme il était . Est-il possible qu'on ait ôté ces vers :
Rien n'est changé, je suis encore sous le couteau
Tremblez moins pour ma gloire .6
Ces vers récités avec une fermeté attendrissante ont arraché des larmes. Si le père est si étriqué, s'il ne prend pas un intérêt tendre à la chose, s'il ne flotte pas entre la crainte et l'espérance, en vérité l'intérêt total diminue beaucoup , et la pièce en général est bien moins touchante . J'ai écrit à Lekain sur ce troisième acte, et je lui ai montré l'excès de ma douleur . Dans le quatrième acte il y a beaucoup d'art à fonder comme vous avez fait mes divins anges la crédulité de Tancrède . Je voudrais seulement qu'il dit pas qu'il a pénétré le fond de cet affreux mystère 7! mais qu'on ne l'a que trop dévoilé . Vous ne pouvez sans doute souffrir ces vers :
Dans le rapide cours des plus brillants succès
Solamir l'eût-il fait sans être sûr de plaire 8.
Je tiens toujours que c'est assez que le vieux Argire ait dit à Tancrède : elle est coupable . Un père au désespoir est le plus fort des témoignages . Mais si vous voulez que Tancrède invente encore des raisons pour se convaincre, à la bonne heure . Il faudra faire des vers mais je n'aurai pas le temps d'ici à demain . Il y a un couplet de Fanie avec Aménaïde dans le quatrième acte que vous avez admirablement ajusté . Vous avez recousu, élagué, remplacé en maîtres . Nous n'avons jamais fait dire sur notre théâtre dans ce quatrième acte :
Madame il ne faut point que je vous dissimule
etc.
je pensai avoir rayé ces autre vers dans votre exemplaire .
Au cinquième acte c'est encore un coup de maître d'avoir rendu à la fois le récit de Catane plus vraisemblable et plus intéressant .
Mais je ne peux concevoir pourquoi on a retranché :
Courez rendez Tancrède à ma fille innocente 9,
ce vers me paraît de toute nécessité .
Si Ô jour du changement Ô jour du désespoir 10 a fait un si mauvais effet cela prouve que Brizard a joué bien froidement . Mais bagatelle .
Je conviens que Mlle Clairon peut faire une très belle figure en tombant aux pieds de Tancrède . Mais si vous aviez vu Mme Denis pleurante et égarée, se relever d'entre les bras qui la soutiennent, et dire d'une voix terrible arrêtez, vous n'êtes point mon père,11 vous avoueriez que nul tableau n'approche de cette action pathétique, que c'est là la véritable tragédie, une partie des spectateurs se leva à ce cri par un mouvement involontaire, et pardonnez arracha l'âme . Il y a un aveuglement cruel à me priver du plus beau morceau de la pièce . Je vous conjure de me le rendre . Qui empêche Mlle Clairon de se jeter et de mourir au pied de Tancrède quand son père éperdu et immobile est éloigné d'elle ou qu'il marche à elle, qui l'empêche de dire j'expire et de tomber près de son amant .
La somme totale de ce compte est remerciement, tendresse, respects, et envie de ne point mourir sans vous revoir .
V.
Barbare, laisse là ce repentir si vain
ce vers fait un très bel effet parmi nous qui n'avons pas la ridicule impatience de votre parterre . Vous êtes bien bons de céder à l'impétuosité de la nation, il faut la subjuguer .12 ».
1 Précédé de vous dans toutes les éditions, mais peut-être oublié par V*.
2 Sur ce vers voir lettre du 24 septembre 1760 à Lekain : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2020/11/19/j...
3 Tancrède , III, 1 .
4 Tancrède III, 1 ; voir lettre à Lekain du 24 :
5 Ibid. III, 2 ; voir lettre à Lekain du 24
6 Ibid . , III, 7 ; voir lettre du 23 septembre 1760 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/09/23/c...
7 Ibid. IV, 2
8 Ces vers furent supprimés .
9 Tancrède, V, 2 .
10 Ibid . V, 5 .
11 Ibid. V, 6.
12 Ce post-scriptum est écrit au bas de la quatrième page .
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