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21/09/2022

Je voudrais que les  gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs paillers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux ... ils rougiraient

... Si toutefois ils comprenaient ce que l'on dit . En particulier, ceci s'adresse à nos chefs de partis politiques, débordant d'orgueil et fiers de leurs discours creux et surannés, coqs et poules les pieds dans le fumier .  

 

 

« A Daniel-Marc-Antoine Chardon 1

5è avril 1767

Monsieur,

Il paraît par la lettre dont vous m’honorez, du 27 de mars, que vous avez vu des choses bien tristes dans les deux hémisphères. Si le pays d’Eldorado avait été cultivable, il y a grande apparence que l’amiral Drack 2 s’en serait emparé, ou que les Hollandais y auraient envoyé quelques colonies de Surinam. On a bien raison de dire de la France : non illi imperium pelagi 3; mais si on ajoute : illa se jactet in aula.4  ce ne sera pas in aula tolosana .5

Je suis persuadé, monsieur, que vous auriez couru toute l’Amérique sans pouvoir trouver, chez les nations nommées sauvages, deux exemples consécutifs d’accusations de parricides, et surtout de parricides commis par amour de la religion. Vous auriez trouvé encore moins, chez des peuples qui n’ont qu’une raison simple et grossière, des pères de famille condamnés à la roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre toutes les probabilités humaines.

Il faut que la raison languedochienne 6 soit d’une autre espèce que celle des autres hommes. Notre jurisprudence a produit d’étranges scènes depuis quelques années ; elles font frémir le reste de l’Europe. Il est bien cruel que, depuis Moscou jusqu’au Rhin, on dise que, n’ayant su nous défendre ni sur mer ni sur terre, nous avons eu le courage de rouer l’innocent Calas ; de pendre en effigie et de ruiner en réalité la famille Sirven ; de disloquer dans les tortures le petit-fils d’un lieutenant-général, un enfant de dix-neuf ans ; de lui couper la main et la langue, de jeter sa tête d’un côté, et son corps de l’autre, dans les flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir passé devant une procession de capucins sans ôter son chapeau. Je voudrais que les  gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs paillers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux, qu’ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l’atrocité fanatique qui règne d’un côté, et de la douceur, de la politesse, des grâces, de l’enjouement et de la philosophie indulgente qui règnent de l’autre ; et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l’Europe n’a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés ; car il est très vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies.

Vous me paraissez trop philosophe, monsieur, et vous me marquez trop de bonté, pour que je ne vous parle pas avec toute la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de remuer, dans l’horrible château 7 où vous allez tous les jours le cloaque de nos malheurs 8. La brillante fonction de faire valoir le code de la raison et l’innocence des Sirven sera plus consolante pour une âme comme la vôtre. Je suis bien sensiblement touché des dispositions où vous êtes de sacrifier votre temps, et même votre santé, pour rapporter et pour juger l’affaire des Sirven, dans le temps que vous êtes enfoncé dans le labyrinthe de la Cayenne. Nous vous supplions, Sirven et moi, de ne vous point gêner. Nous attendrons votre commodité avec une patience qui ne nous coûtera rien, et qui ne diminuera pas assurément notre reconnaissance. Que cette malheureuse famille soit justifiée à la Saint-Jean ou à la Pentecôte, il n’importe ; elle jouit du moins de la liberté et du soleil, et l’intendant de la Cayenne n’en jouit pas. C’est au plus malheureux que vous donnez bien justement vos premiers soins ; et je suis encore étonné que, dans la multitude de vos affaires, vous ayez trouvé le temps de m’écrire une lettre que j’ai relue plusieurs fois avec autant d’attendrissement que d’admiration 9.

Pénétré de ces sentiments et d’un sincère respect, j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc. »

2 Le corsaire Sir Francis Drake : https://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Drake

3 Virgile ,  Æneid., liv. I, v. 142 ; l'empire de la mer n'est pas pour lui .

4 Virgile, Æneid., liv. I, v. 144., qu'elle se vante dans cette cour .

5 Dans la cour de Toulouse ; c'est-à-dire le parlement de Toulouse , en rapport à son rôle dans l'affaire Calas .

7 Le Palais de justice. (G.A.)

8Le manuscrit ajoute ici en Amérique, ce que V* a biffé .

9 Lettre du 27 mars 1767, conservée .

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