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07/01/2009

Se promener dans les rues de Paris avec la robe de Platon

« A Charles Porée

Je vous envoie, mon cher Père, la nouvelle édition qu’on vient de faire de la tragédie d’Œdipe [1730]. J’ai eu soin d’effacer autant que j’ai pu les couleurs fades d’un amour déplacé, que j’avais mêlées malgré moi aux traits mâles et terribles que ce sujet exige .
Je veux d’abord que vous sachiez pour ma justification, que tout jeune que j’étais quand je fis l’Œdipe, je le composais à peu près tel que vous le voyez aujourd’hui. J’étais plein de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu le théatre de Paris ; je travaillai à peu près comme si j’avais été à Athènes .Je consultai M. Dacier qui était du pays [1714 ]. Il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes à la manière des Grecs. C’était me conseiller de me promener dans les rues de Paris avec la robe de Platon . J’eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce ; j’en eu bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour . Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu’il n’y avait point de rôle pour l’amoureuse . On trouva la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide . En un mot, les acteurs, qui étaient dans ce temps là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de représenter l’ouvrage . J’étais extrêment jeune, je crus qu’ils avaient raison .Je gâtai ma pièce pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui le comporte si peu . Quant on vit un peu d’amour, [ à la satisfaction de Mlle Desmares , nièce de la Champmeslé ] on fut moins mécontent de moi ; mais on ne voulut point du tout de cette grande scène entre Jocaste et Œdipe, on se moqua de Sophocle et de son imitateur . Je tins bon, je dis mes raisons, j’employai des amis . Enfin ce ne fut qu’à force de protections que j’obtins qu’on jouerait Œdipe [ novembre 1718 ]. Il y avait un acteur nommé Quinault, qui dit tout haut que pour me punir de mon opiniâtreté il fallait jouer la pièce telle qu’elle était avec ce mauvais quatrième acte tiré de grec . On me regardait d’ailleurs comme un téméraire d’oser traiter un sujet où Pierre Corneille avait si bien réussi . On trouvait alors l’Œdipe de Corneille excellent, je le trouvais un fort mauvais ouvrage, et je n’osais le dire . Je ne le dis enfin qu’au bout de douze ans, quand tout le monde est de mon avis . Il faut souvent bien du temps pour que justice soit exactement rendue . On l’a fait un peu plus tôt aux deux Oedipe de M. de La Motte [ 1726 ]. Le révérend père de Tournemine a dû vous communiquer la petite préface dans laquelle je lui livre bataille . M. de La Motte a bien de l’esprit, il est un peu comme cet athlète grec, qui quand il était terrassé, prouvait qu’il avait le dessus.
Je ne suis de son avis sur rien . Mais vous m’avez appris à faire une guerre d’honnête homme . J’écris avec tant de civilité contre lui que je l’ai demandé lui-même pour examinateur de cette préface où je tâche de lui prouver son tort à chaque ligne, et il a lui-même approuvé ma petite dissertation polémique  [ signée le 17 janvier 1730 ]. Voilà comme les gens de lettres devraient se combattre, voilà comme ils en useraient s’ils avaient été à votre école ; mais ils sont plus mordants d’ordinaire que des avocats, et plus emportés que des jansénistes . Les lettres humaines sont devenues très inhumaines . On injurie, on cabale, on se calomnie, on fait des couplets . Il est plaisant qu’il soit permis de dire aux gens par écrit ce qu’on n’oserait pas leur dire en face . Vous m’avez appris, mon cher père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre, comme à savoir écrire .

Les muses filles du ciel
Sont des sœurs sans jalousie,
Elles vivent d’ambroisie
Et non d’absinthe et de fiel,
Et quand Jupiter appelle
Leur assemblée immortelle,
Aux fêtes qu’il donne aux dieux,
Il défend que la satire
Trouble les sons de leur lyre
Par ses sons audacieux .

Adieu, mon cher et Révérend Père, je suis pour jamais à vous et aux vôtres avec la tendre reconnaissance que je vous dois et que ceux qui sont élevés par vous ne conservent pas toujours .

Voltaire
A Paris, ce 7 janvier 1729 [ou 1731 ?] »

Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Por%C3%A9e