27/08/2011
Je vous en dirais mon avis avant les représentations ; c'est le seul temps où l'amitié puisse employer la critique
Rédigé le 15 septembre 2011 pour parution le 27 août 2011 .
« A Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville 1
Colmar, 27 août 1754
Oui, je pense plus à vous que je ne vous écris, monsieur ; l'état où je suis ne me permet pas même de vous écrire aujourd'hui de ma main . Mme Denis a fait une action bien héroïque de vous quitter pour venir garder un malade . Il est assez étrange que deux personnes qui voulaient passer leur vie avec vous soient à Colmar . Si la friponnerie, l'ignorance et l'imposture n'avaient pas abusé de mon nom pour donner deux impertinents volumes d'une prétendue Histoire universelle, votre Zulime s'en trouverait mieux ; mais l'injustice odieuse 2 que j'ai essuyée m'impose au moins le devoir de la confondre, en mettant en ordre mon véritable ouvrage . Votre Zulime ne peut venir qu'après les quatre parties du monde,3 qui m'occupent à présent . Ce serait pour moi une grande consolation, dans mes travaux et dans mes souffrances , de voir l'ouvrage dont vous me parlez 4. Je vous en dirais mon avis avant les représentations ; c'est le seul temps où l'amitié puisse employer la critique ; elle n'a plus qu'à applaudir ou à se taire quand l'ouvrage a été livré au parterre .
On avait fait courir un plaisant bruit : on disait que j'avais fait aussi le Triumvirat 5. Je vous assure que je suis très loin d'exciter une pareille guerre civile au théâtre . La bagatelle 6 dont vous a parlé M. d'Argental n'était d'abord qu'un ouvrage de fantaisie, dont j'avais voulu l'amuser aux eaux de Plombières . C'est lui qui m'a engagé à y travailler sérieusement ; j'en ai fait, je crois, une pièce très singulière . Mlle Clairon y aura un beau rôle ; mais il est impossible d’en faire cinq actes . Il vaut bien mieux en donner trois bons que cinq languissants . J'allais presque vous dire que nous en parlerons un jour ; mais je sens bien que je me réduirai à vous en écrire . L'absence ne diminuera jamais dans mon cœur les sentiments que je vous ai voués pour toute a vie .
Le malade V.
P.S. de Mme Denis
Puisque l'oncle ne peut vous écrire de sa main, la nièce y suppléera tant bien que mal . Convenez que mon oncle a raison de ne vous point envoyer Zulime, puisqu'elle n'est pas encore à sa fantaisie , et qu'il n'a pas le temps d'y travailler actuellement . Celle dont M. d'Argental vous a parlé vous plaira d'autant plus qu'il y a deux très beaux rôles pour Lekain et Mlle Clairon . Cette pièce est très singulière, chaude et écrite à merveille ; mais vous n'aurez que trois actes . Nous espérons bien que , lorsqu’il sera question de la jouer, vous y donnerez tous vos soins .
L'Histoire universelle l'occupe actuellement tout entier ; c'est un ouvrage fait pour lui faire infiniment d'honneur ; dès qu'il sera fini, je ferai de mon mieux pour l'engager à reprendre ce théâtre que nous aimons, vous et moi, si constamment . Vous verrez encore des Alzire, des Zaïre, des Mérope, etc., etc. , de sa façon . Son génie est aussi brillant que sa santé est misérable . Adressez-moi toujours vos lettres à Colmar ; nous ne sommes pas encore déterminés sur le temps où nous irons à Strasbourg . Si mon oncle daigne me rendre une partie des sentiments que j'ai pour lui, tous les séjours me seront égaux; l'amitié embellit les lieux les plus sauvages .
Je ne doute pas que votre tragédie ne soit dans sa perfection ; M. de Voltaire serait sûrement étonné de la façon dont elle est écrite . Pourriez-vous la lui faire lire ? Pensez-y bien .
Vous fourrerez-vous cet hiver, dans la bagarre ? J'imagine que non ; vous êtes trop sage . Mon oncle veut aussi laisser passer les plus pressés . Je pense qu'il fera bien froid, cet hiver, au Triumvirat ; qu'en dites-vous ?
Puisque vous voulez savoir ce que je fais, je barbouille aussi du papier ; je travaille mal et lentement ; mon ouvrage 7 n'a pris, jusqu'à présent, aucune forme , et j'en suis si mécontente que je n'ai pas encore eu le courage de le montrer à mon oncle . Je me console en pensant que l'occupation la plus ordinaire d'une femme est de faire des nœuds, et qu'il vaut autant gâter du papier que du fil .
Dîtes moi si Ximenes demande encore la place vacante 8 à l'académie ; j'en serais fâchée ; ce serait une seconde imprudence . Si j'étais à Paris, je ferais l'impossible pour l'en empêcher . Il se presse trop, et détruit la petite fortune d'Amalazonie par un amour-propre mal entendu qu'on veut humilier .
Adieu, mandez-moi tout ce que vous savez, vous ferez grand plaisir à une solitaire qui aime vos lettres, et qui a pour vous la plus inviolable amitié .
Dîtes, je vous prie, monsieur, à Mme Sonning 9, que j'ai souvent le plaisir de parler d'elle avec Mme la comtesse de Lutzelbourg, qui est ici, et faites-lui pour moi mille tendres compliments. »
1 Thibouville : http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri-Lambert_de_Thibouville
4 Sans doute la tragédie de Namir , qui ne sera jouée qu'en 1759 ;
voir : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4113533/f151.image.r=.langFR
5 Crébillon était mort depuis un an quand V* commença à composer sa tragédie du Triumvirat jouée le 5 juillet 1764 .
8 Surian, évêque de Vence, était mort le 3 août et fût remplacé par d'Alembert, le 19 décembre 1754 à l'Académie française, où Ximenes avait précédemment essayé de succéder à Destouches .
9 Marie-Sophie Puchat des Alleurs, sœur de l'ambassadeur à Constantinople, mariée en 1728 à M. Sonning, nommé dans une lettre du 21 mai 1755 à Thibouville :
voir page 376 -377: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411354g/f379
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