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19/02/2015

Je vais dans ma besogne aussi franchement que Montaigne va dans la sienne ; et, si je m'égare, c'est en marchant d'un pas un peu plus ferme

... Voilà qui résume assez exactement ce que je vis avec Voltaire et la mise en ligne de ses lettres , - et de mes commentaires et réflexions plus ou moins adaptés, je l'avoue .

 

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« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du DEFFAND.
18 février [1760].
L'éloquent Cicéron, madame, sans lequel aucun Français ne peut penser, commençait toujours ses lettres par ces mots : Si vous vous portez bien, j'en suis bien aise; pour moi, je me porte bien.
J'ai le malheur d'être tout le contraire de Cicéron ; si vous vous portez mal, j'en suis fâché ; pour moi, je me porte mal 1. Heureusement je me suis fait une niche dans laquelle on peut vivre et mourir à sa fantaisie. C'est une consolation que je n'aurais pas eue à Craon 2, auprès du révérend père Stanislas et de frère Jean des Entommeures de Menoux 3. C'est encore une grande consolation
de s'être formé une société de gens qui ont une âme ferme et un bon cœur; la chose est rare, même dans Paris
. Cependant j'imagine que c'est à peu près ce que vous avez trouvé.4

 

J'ai l'honneur de vous envoyer quelques rogatons assez plats [par M. Bouret] 5. Votre imagination les embellira. Un ouvrage, quel qu'il soit, est toujours assez passable quand il donne occasion de penser.
Puisque vous avez, madame, les poésies de ce roi 6 qui a pillé tant de vers et tant de villes, lisez donc son Épître au maréchal Keith, sur la mortalité de l'âme ; il n'y a qu'un roi, chez nous autres chrétiens, qui puisse faire une telle épître. Maître Joly de Fleury assemblerait les chambres contre tout autre, et on lacérerait l'écrit scandaleux ; mais apparemment qu'on craint encore des aventures de Rosbach, et qu'on ne veut pas fâcher un homme qui a fait tant de peur à nos âmes immortelles.
Le singulier de tout ceci est que cet homme, qui a perdu la moitié de ses États, et qui défend l'autre par les manœuvres du plus habile général, fait tous les jours encore plus de vers que l'abbé Pellegrin. Il ferait bien mieux de faire la paix, dont il a, je crois, tout autant de besoin que nous.
J'aime encore mieux avoir des rentes sur la France que sur la Prusse. Notre destinée est de faire toujours des sottises, et de nous relever. Nous ne manquons presque jamais une occasion de nous
ruiner et de nous faire battre; mais, au bout de quelques années, il n'y paraît pas. L'industrie de la nation répare les balourdises du ministère. Nous n'avons pas aujourd'hui de grands génies dans
les beaux-arts, à moins que ce ne soit M. Lefranc de Pompignan 7, et monsieur l'évêque son frère ; mais nous aurons toujours des commerçants et des agriculteurs. Il n'y a qu'à vivre, et tout ira bien.
Je conçois que la vie est prodigieusement ennuyeuse quand elle est uniforme ; vous avez à Paris la consolation de l'histoire du jour, et surtout la société de vos amis ; moi, j'ai ma charrue et des livres anglais, car j'aime autant les livres de cette nation que j'aime peu leurs personnes. Ces gens-là n'ont, pour la plupart, du mérite que pour eux-mêmes. Il y en a bien peu qui ressemblent à Bolingbroke : celui-là valait mieux que ses livres: mais, pour les autres Anglais, leurs livres valent mieux qu'eux.
J'ai l'honneur de vous écrire rarement, madame ; ce n'est pas seulement ma mauvaise santé et ma charrue qui en sont cause; je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi- même, par ordre alphabétique 8, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l'autre, le tout pour mon usage, et peut- être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens. Je vais dans ma besogne aussi franchement que Montaigne va dans la sienne ; et, si je m'égare, c'est en marchant d'un pas un peu plus ferme.
Si nous étions à Craon, je me flatte que quelques-uns des articles de ce dictionnaire d'idées ne vous déplairaient pas : car je m'imagine que je pense comme vous sur tous les points que j'examine. Si j'étais homme à venir faire un tour à Paris, ce serait pour vous y faire ma cour ; mais je déteste Paris sincèrement, et autant que je vous suis attaché.
Songez à votre santé, madame ; elle sera toujours précieuse à ceux qui ont le bonheur de vous voir, et à ceux qui s'en souviennent avec le plus grand respect. 

 

V.»

 

 

 

1 Mme du Deffand commençait sa lettre du 8 février 1760 ainsi : « Vous comptez avec moi bien ric à ric monsieur, et vous ne m'écrivez jamais si ce n'était en réponse . Depuis votre dernière lettre j'ai presque toujours été malade ; j'aurais eu grand besoin que vous eussiez pris soin de moi . »

 

2 Mme du Deffand : « Je suis réellement fâchée que vous n'ayez point acheté Craon ; le projet de vous y voir n'aurait point été une chimère . Mme de Mirepoix aurait été ravie de faire ce marché avec vous, ce n'est point sa faute s'il n'a pas réussi . Elle trouve le portrait que vous m'avez fait du père Menoux très exact et très fidèle . »

 

3 Jésuite, confesseur de Stanislas. — Frère Jean des Entommeures, dont Voltaire lui donne le nom, est le principal acteur dans le chapitre XXVII du livre 1er de Gargantua.

 

4 Mme du Deffand : « Au nom de Dieu, envoyez-moi tout ce que vous faites, tout ce que vous avez fait que je ne connais pas , et tout ce que vous ferez, soyez sûr que je n'en mésuserai pas ; ma société est fort circonscrite, et ce n'est qu'à elle que je fais part de vos lettres et de ce qui me vient de vous . […] j'éprouve tous les jours que quoique fort inférieure en lumière à ceux avec qui je raisonne, j'ai le goût plus sûr qu'eux . »

 

5V* a porté en marge par M. Bouret .

 

6Mme du Deffand « Nous avons les poésies du roi de Prusse, j'en ai lu très peu de choses, et je vous prie de ne me point condamner à en lire davantage . »

 

7 Élu en septembre 1759 par les membres de l'Académie française, ce fut le 10 mars 1760 qu'il prononça son Discours de réception.

 

8 Première allusion au Dictionnaire philosophique depuis la fin de 1752 où V* écrivait à Mme Denis : « Je vais me faire pour mon instruction un petit dictionnaire à l'usage des rois ... » ; voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-...

Frédéric II « a pressé l'orange » et V* songe à « sauver l'écorce ».

 

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