25/04/2015
les honnêtes gens sont bien peu honnêtes: ils voient tranquillement assassiner les gens qu'ils estiment, et en disent seulement leur avis à souper
... Que ce soit à souper ou à déjeuner, nous avons eu une excellente démonstration, il y a quelques mois, des affirmations de Voltaire .
Sans effusion de sang, les chefs politiques de tous bords, -si, si, de tous bords-, candidats aux postes les plus élevés, se réjouissent en loucedé des peaux de bananes jetées sous les pas des rivaux dont ils se prétendent hypocritement alliés . Je ne pense pas qu'on puisse actuellement m'offrir un démenti à ce sujet, un exemple de franche coopération me comblerait .
« A Louise-Florence-Pétronille de Tardieu d'Esclavelles d'ÉPINAY 1
25 avril [1760].
Je ne vous ai point encore remerciée, ma belle philosophe, de votre jolie lettre et de votre pierre philosophale : car c'est la vraie pierre philosophale que la multiplication du blé dont vous m'avez envoyé le secret. J'irai présenter la première gerbe devant votre portrait, au temple d'Esculape 2, à Genève. Ce portrait sera mon tableau d'autel ; j'en fais bien plus de cas que de l'image de mon ami Confucius. Ce Confucius est, à la vérité, un très-bon homme, ami de la raison, ennemi de l'enthousiasme, respirant la douceur et la paix, et ne mêlant point le mensonge avec la vérité; mais vous avez tout cela comme lui, et vous possédez de plus deux grands yeux, très-préférables à ses yeux de chat et à sa barbe en pointe. Confucius est un bavard qui dit toujours la même chose, et vous êtes pleine d'imagination et de grâce. Vous êtes probablement, madame, aujourd'hui dans votre belle terre, où vous faites les délices de ceux qui ont l'honneur de vivre avec vous, et où vous ne voyez point les sottises de Paris ; elles me paraissent se multiplier tous les jours. On 3 m'a parlé d'une comédie contre les philosophes, dans laquelle Préville doit représenter Jean-Jacques marchant à quatre pattes. Il est vrai que Jean- Jacques a un peu mérité ces coups d'étrivières par sa bizarrerie, par son affectation de s'emparer du tonneau et des haillons de Diogène, et encore plus par son ingratitude envers la plus aimable des bienfaitrices 4 ; mais il ne faut pas accoutumer les singes d'Aristophane à rendre les singes de Socrate méprisables, et à préparer de loin la ciguë que maître Joly de Fleury voudrait faire broyer pour eux par les mains de maître Abraham Chaumeix.
On dit que Diderot, dont le caractère et la science méritent tant d'égards, est violemment attaqué dans cette farce. La petite coterie dévote de Versailles la trouve admirable ; tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler; mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes: ils voient tranquillement assassiner les gens qu'ils estiment, et en disent seulement leur avis à souper. Les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons. Les serpents appelés jésuites, et les tigres appelés convulsionnaires, se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. Il n'y a pas jusqu'au sieur Lefranc de Pompignan qui n'ait l'insolence de faire l'apôtre, après avoir fait le Pradon.5
Vous m'avouerez, ma belle philosophe, que voilà bien des raisons pour aimer la retraite. Nos frères du bord du lac ont reçu une douce consolation par les nouvelles qui nous sont venues de la bataille donnée au Paraguai, entre les troupes du roi de Portugal et celles des révérends pères jésuites 6. On parle de sept jésuites prisonniers de guerre, et de cinq tués dans le combat : cela fait douze martyrs, de compte fait. Je souhaite, pour l'honneur de la sainte Église, que la chose soit véritable. Je me crois né très humain , mais quand on étranglerait deux ou trois jésuites, avec les boyaux de deux ou trois jansénistes, le monde s'en trouverait-il plus mal ?7
Je ne vous écris point de ma main, ma belle philosophe, parce que Dieu m'afflige de quelques indispositions dans ma machine corporelle. Je ne suis pas précisément mort, comme on l'a dit, mais je ne me porte pas trop bien. Comment aurais-je le front d'avoir de la santé quand Esculape a la goutte ?
Adieu, ma belle philosophe ; vous êtes adorée aux Délices, vous êtes adorée à Paris, vous êtes adorée présente et absente. Nos hommages à tout ce qui vous appartient, à tout ce qui vous entoure. »
1 Manuscrit original avec date et dernier paragraphe autographes
2 Chez le docteur Théodore Tronchin (encore évoqué à la fin de cette lettre ) , dont Liotard avait aussi fait le portrait. Voir : http://www.google.fr/imgres?imgurl=http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/e3/Louise_d%27Epinay_Liotard.jpg&imgrefurl=http://en.wikipedia.org/wiki/Louise_d%27%25C3%2589pinay&h=486&w=377&tbnid=j3aQeb9BP36eMM:&zoom=1&tbnh=90&tbnw=70&usg=__kmzctTpMF7JHFSer5xTzXrsdLcU=&docid=mJ-1X-xCEDjQuM
3 D'Alembert; voir lettre du 14 avril 1760 : page 354 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6514333b/f365.image.r=4093
Voir lettre du 25 avril 1760 à celui-ci : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/04/23/est-il-vrai-que-de-cet-ouvrage-immense-et-de-douze-ans-de-travaux-il-revien.html
4 Mme d'Epinay elle-même .
5 Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Pradon « Ci-gît le Poëte Pradon,
- Qui durant quarante ans, d’une ardeur sans pareille,
- Fit à la barbe d’Apollon,
- Le même métier que Corneille. »
6 Le 15 mai 1758, le cardinal Saldanha, visiteur et réformateur de la Société de Jésus ordonna aux jésuites du Paraguay de cesser leurs opérations commerciales ; mais ils refusèrent de s'incliner et résistèrent même aux troupes d'Espagne (et no du Portugal comme le dit V* ), et furent finalement chassés du pays en 1769 . on sait le parti que V* en a tiré dans Candide .
7 Cette phrase est omise dans toutes les éditions .
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