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02/07/2015

Il est un peu fâcheux pour la nature humaine, j'en conviens avec vous, que l'or fasse tout, et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs derrière la scène, aient à peine une subsistance honnête ,

... Rien de nouveau sous le soleil vert !

 

 

« A Jean-François de Bastide

[vers 1760 ?] 1

Je n'imagine pas, monsieur le spectateur du monde 2, que vous projetiez de remplir vos feuilles du monde physique . Socrate, Epictète et Marc Aurèle laissaient graviter toutes les sphères les unes sur les autres, pour ne s'occuper qu'à régler les mœurs . Est-ce donc le monde moral que vous prenez pour objet de vos spéculations ? Mais que lui voulez-vous à ce monde moral, que les précepteurs ds nations ont déjà tant sermonné avec tant d'utilité ?

Il est un peu fâcheux pour la nature humaine, j'en conviens avec vous, que l'or fasse tout, et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs derrière la scène, aient à peine une subsistance honnête , tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues, et les génies dans la fange ; qu'un père déshérite six enfants vertueux, pour combler de bien un premier-né qui souvent le déshonore ; qu'un malheureux qui fait naufrage, ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère, laisse au fisc de cet État la fortune de ses héritiers .

On a quelque peine à voir, je l'avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s'approprient jusqu'à l'oiseau qui vole, et au poisson qui nage ; des vassaux tremblants qui n'osent délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore ; les fanatiques qui voudraient brûler tous ceux qui ne prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir, qui enfantent d'autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen .

Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! Voilà vote folie , à vous autres moralistes . Montez en chaire avec Bourdaloue , ou prenez la plume avec La Bruyère ; temps perdu ; le monde ira toujours comme il va . Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout, en ferait plus en un an que tout l'ordre des frères prêcheurs n'en a fait depuis son institution . Lycurgue, en fort peu de temps, éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité . Les ressorts de sagesse que Confucius imagina, il y a plus de deux mille ans, ont encore leur effet en Chine .

Mais comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez nos vertus, dont les excès pourraient à la fin préjudicier à la prospérité de l’État . Cette réforme est plus facile que celle des vices . La liste des vertus outrées serait longue, j'en indiquerai quelques unes, vous devinerez aisément les autres .

On s'aperçoit en parcourant nos campagnes que les enfants de la terre ne mangent que fort en-dessous du besoin : on a peine à concevoir cette passion immodérée pour l'abstinence . On croit même qu'ils se sont mis dans la tête qu'ils seront plus sains en faisant jeûner les bestiaux .

Qu'arrive-t-il ? Les hommes et les animaux languissent, leurs générations sont faibles, les travaux se suspendant, et le culture en souffre .

La patience est encore une vertu que les campagnes outrent peut-être : si les exacteurs des tributs s’en tenaient à la volonté du prince, patienter serait un devoir ; mais questionnez ces bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut même . La patience les ruine, et les propriétaires avec eux .

La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux rois leur dureté envers les indigents . Cette capitale s’est corrigée à toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d'où ils sortent . Cet excès de charité ôte des soldats à la patrie, et des cultivateurs aux terres .

Il ne faut pas, monsieur le spectateur du monde , que le projet de réformer nos vertus vous scandalise . Les fondateurs des ordres religieux se sont réformés les uns les autres .

Une autre raison qui doit vous encourager, c'est qu'il est peut-être plus facile de discerner les excès du bien que de prononcer sur la nature du mal . Croyez-moi, monsieur le spectateur, je ne saurais trop vous le dire, attachez-vous à réformer vos vertus, les hommes tiennent trop à leurs vices . »

1 La copie Beaumarchais date la lettre de 1758 ; Kehl, de la fin de la même année ; les éditions modernes de novembre 1760 ; en l'absence d'évidence on a adopté une date intermédiaire .

2 Bastide avait publié huit volumes du i. 1758-1760, que suivirent deux volumes du Monde comme il est , 1760 et deux volumes du Monde, 1761

 

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