15/01/2016
je suis si insolent dans ma manière de penser ; j'ai quelquefois des expressions si téméraires ; je hais si fort les pédants ; j'ai tant d'horreur pour les hypocrites ; je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais tenir à
... Bel autoportrait de cet inimitable Voltaire !
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
à Saint-Joseph
à Paris
A Ferney en Bourgogne par Genève
15 janvier 1761 1
Je commence d’abord par vous excepter, madame, mais si je m'adressais à toutes les autres dames de Paris, je leur dirais, c'est bien à vous, dans votre heureuse oisiveté, à prétendre que vous n'avez pas un moment de libre ! Il vous appartient bien de parler ainsi à un pauvre homme, qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner en ridicule les jésuites et les jansénistes ; frappant à droite et à gauche sur saint Ignace, et sur Calvin ; faisant des tragédies bonnes ou mauvaises ; débrouillant le chaos des archives de Pétersbourg ; soutenant des procès ; accablé d'une correspondance qui s'étend de Ponticheri jusqu'à Rome . Voilà ce que j’appelle n'avoir pas un moment de libre .
Cependant madame, j'ai toujours le temps de vous écrire, et c'est le temps le plus agréablement employé de ma vie, après celui de lire vos lettres .
Vous méprisez trop Ézéchiel, madame ; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme, tient trop de la frivolité de votre pays . Je vous passe de ne point déjeuner comme lui ; il n'y a jamais eu que Paparel 2 à qui cet honneur ait été réservé . Mais sachez qu’Ézéchiel fut plus considéré de son temps qu’Arnaud, et Quesnel du leur . Sachez qu'il fut le premier qui osât donner un démenti à Moïse ; qu'il s'avisa d’assurer que Dieu ne punissait pas les enfants des iniquités de leurs pères, et que cela fit un chisme dans la nation . Et n'est-ce rien, s'il vous plait, après avoir mangé de la merde, que de promettre aux juifs de la part de Dieu , qu'ils mangeront de la chair d'homme tout leur saoul ?3
Vous ne vous souciez donc pas de connaître les mœurs des nations ? Pour peu que vous eussiez de curiosité, je vous prouverais qu'il n'y a point eu de peuple qui n'ait mangé communément les petits garçons et les petites filles ; et vous m'avouerez même que ce n'est pas un aussi grand mal d'en manger deux ou trois, que d'en égorger des milliers, comme nous faisons poliment en Allemagne .
M. Turgot 4 ne sait ce qu'il dit , madame, quand il prétend que je me porte bien ; mais c'est en vérité la seule chose dans laquelle il se trompe ; je n'ai jamais connu d'esprit plus juste et plus aimable . Je suis enchanté qu'il soit de votre cour, et je voudrais qu'on ne vous l'enlevât, que pour le faire mon intendant ; car j'ai grand besoin d'un intendant qui m'aime . J'aime passionnément à être le maître chez moi ; les intendants veulent être les maîtres partout ; et ce combat d'opinions ne laisse pas d'être quelquefois embarrassant .
Je ne suis point du tout de l'avis de ce bon régent qui gâta tout en France 5; il prétendait, dites-vous, qu'il n'y avait que des sots et des fripons ; le nombre en est grand, et je crois qu'au Palais Royal, la chose en était ainsi . Mais je vous nommerai,quand vous voudrez, vingt belles âmes, qui ne sont ni sottes, ni coquines, à commencer par vous, madame, et par M. le président Hénault . Je tiens de plus nos philosophes très gens de bien ; je crois les d'Alembert, les Diderot aussi vertueux qu'éclairés ; cette idée fait un contrepoids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde .
Vraiment, madame, ce serait un beau jour pour moi, que le petit souper dont vous me parlez, avec M. le maréchal de Richelieu, et M. le président Hénault ; mais en attendant le souper, je vous assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous prendriez pour des Mille et Une Nuits, et qui pourtant sont très véritables . Oui, madame, j'aurais le plus grand plaisir du monde à vous parler, et surtout , à vous entendre . Cela serait plaisant de nous voir arriver à Saint-Joseph, avec Mme Denis, et cette demoiselle Corneille qui sera, je vous jure, le contrepied du pédantisme . Mais je vous avertis que je ne pourrais jamais passer à Paris , que le mois de janvier et de février . Vous ne savez pas madame, ce que c'est que le plaisir de gouverner des terres un peu étendues ; vous ne connaissez pas la vie libre et patriarcale ; c'est une espèce d'existence nouvelle . D'ailleurs je suis si insolent dans ma manière de penser ; j'ai quelquefois des expressions si téméraires ; je hais si fort les pédants ; j'ai tant d'horreur pour les hypocrites ; je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais tenir à Paris plus de deux mois .
Vous me parlez, madame, de ma paix particulière ; mais vraiment , je la tiens toute faite ; je crois même avoir du crédit, si vous me fâchez ; mais je suis discret, et je mets une partie du souverain bien à ne demander rien à personne, à n'avoir besoin de personne, à ne courtiser personne . Il y a des vieillards doucereux, circonspects, plein de ménagements, comme s'ils avaient leur fortune à faire ; Fontenelle, par exemple, n'aurait pas dit son avis à l'âge de quatre-vingt-dix ans, sur les feuilles de Fréron . Ceux qui voudront de ces vieillards-là, peuvent s'adresser à d'autres qu'à moi .
Eh bien, madame, ai-je répondu à tous les articles de votre lettre ? Suis-je un homme qui ne lise pas ce qu'on lui écrit ? Suis-je un homme qui écrive à contrecœur ? Et aurez vous d'autres reproches à me faire, que celui de vous ennuyer par mon énorme bavarderie 6? Quand vous voudrez, je vous enverrai un chant de La Pucelle, qu'on a retrouvé dans la bibliothèque d'un savant . Ce chant n'est pas fait , je l'avoue, pour être lu à la cour par l'abbé Grisel, mais il pourrait édifier des personnes tolérantes .
À propos, madame, si vous vous imaginez que La Pucelle est une pure plaisanterie, vous avez raison de trouver que c'est trop de vingt chants ; mais s'il y a continuellement du merveilleux, de la poésie, de l'intérêt, et surtout, de la naïveté, vingt chants ne suffisent pas ; l'Arioste qui en a quarante-huit, est mon dieu ! Tous le poèmes m’ennuient, hors le sien ; je ne l'aimais pas assez dans ma jeunesse ; je ne savais pas assez l'italien . Le Pentateuque et l'Arioste, font aujourd'hui le charme de ma vie . Mais , madame, si jamais je fais un tour à Paris, je vous préférerai au Pentateuque . Adieu madame, il faut jouer avec la vie jusqu’au dernier moment, et jusqu'au dernier moment je vous serai sérieusement attaché avec le respect le plus tendre .
V. »
1 On ne connait pas la lettre à laquelle V* répond ici .
2 Plus tard V* écrivit, en relation avec Ézéchiel : « Nous avons connu le trésorier Paparel qui mangeait les déjections des laitières » dans l'article « Déjection » du Dictionnaire philosophique .
3 Ézéchiel, XXIX, 18-19 .
4 La copie Beaumarchais donne ici T..., amplifié en Tronchin, biffé ; l’édition de Kehl donne de Trudaine, que l'on trouve dans les éditions suivantes .
5 Épître sur la calomnie, v. 101 :
6 Ce mot, inventé par V*, n'a pas été employé par V* depuis sa lettre du 31 mars 1729 à Thieriot : « Je me souviens que Marc Tulle Ciceron dans ses bavarderies éloquentes dit quelque part, turpe est rem suam deserere [il est honteux de manquer du nécessaire feu (citation approximative de Cicéron).].
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