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07/04/2016

dans le fond je suis bon homme . Il est vrai qu'ayant fait réflexion depuis quelques années qu'on ne gagnait rien à l'être, je me suis mis à être un peu gai parce qu'on m'a dit que cela était bon pour la santé

... Et je pète la forme !

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« A Nicolas-Charles-Joseph Trublet

Au château de Ferney 27 avril 17611

Votre lettre 2 et votre procédé, monsieur, sont des preuves que vous n'êtes pas mon ennemi , et votre livre vous faisait soupçonner de l'être . J'aime bien mieux en croire votre lettre que votre livre . Vous aviez imprimé que je vous faisais bailler 3, et moi j'ai laissé imprimer que je me mettais à rire 4; il résulte de tout cela que vous êtes difficile à amuser, et que je suis mauvais plaisant ; mais enfin en baillant et en riant vous voilà mon confrère , et il faut tout oublier en bons chrétiens et en bons académiciens .

Je suis fort content, monsieur, de votre harangue et très reconnaissant de la bonté que vous avez de me l'envoyer . À l'égard de votre lettre, Nardi parvus onix eliciet cadum 5. Pardon de vous citer Horace, que vos héros MM. de Fontenelle et de La Motte ne citaient guère 6. Je suis obligé en conscience de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous ; et que dans le fond je suis bon homme . Il est vrai qu'ayant fait réflexion depuis quelques années qu'on ne gagnait rien à l'être, je me suis mis à être un peu gai parce qu'on m'a dit que cela était bon pour la santé . D'ailleurs je ne me suis pas cru assez important, assez considérable, pour dédaigner toujours certains illustres ennemis qui m'ont attaqué personnellement, pendant une quarantaine d'années, et qui les uns après les autres ont essayé de m'accabler comme si je leur avais disputé un évêché ou une place de fermier général . C'est par pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts, je me suis cru précisément à leur niveau, et in arenam cum aequalibus descendi,7 comme dit Cicéron .

Croyez, monsieur, que je fais une grande différence entre vous et eux, mais je me souviens que mes rivaux et moi quand j’étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en prose, quelques uns moitié prose moitié vers, du nombre desquels j'avais l'honneur d'être, infatigable auteur de pièces médiocres, grand compositeur de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée ; je n'ai presque vu que de la petite charlatanerie , je sens parfaitement la valeur de ce néant, mais comme je sens également le néant de tout le reste, j'imite le Vejanius d'Horace :

Vejanius armis

Herculis ad postem fixis, latet abditus agro 8.

C'est de cette retraite que je vous dis très sincèrement que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez fait ; que je vous pardonne cordialement de m'avoir pincé ; que je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d'épingle ; que votre procédé me désarme pour jamais ; que bonhomie vaut mieux que raillerie 9, et que je suis monsieur mon cher confrère, de tout mon cœur, avec une véritable estime, et sans compliment, comme si de rien n'était, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire. »

1Il existe de nombreuses copies contemporaines de cette lettre ; le texte est pratiquement celui des éditions, dont la première est : Lettre de M. de Voltaire à M. le duc de La Vallière ; l'édition de Kehl reprend le texte des Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse , 1766 .

2 La lettre de Trublet envoyée par d'Olivet , ne nous est pas parvenue ; d'après certains manuscrits elle aurait porté la date du 20 ou 22 avril 1761 .

3 Dans ses Essais sur divers sujets de littérature et de morale, 1760 . Trublet avait écrit : « On a osé dire de La Henriade, et on l'a dit sans malignité, Je ne sais pourquoi je baille en la lisant […] Ce n'est pas le poète qui ennuie et fait bailler dans La Henriade : c'est la poésie, ou plutôt les vers. » Cette remarque de Trublet s'explique en partie par l'hostilité des amis de Trublet, Fontenelle , La Motte, Marivaux même, à l'égard de la versification telle qu'elle était pratiquée à l'époque .

4 V* avait été plus dur qu'il ne le dit ici ; voir Le Pauvre Diable, vers 222-234 : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/07/satire-le-pauvr...

et L’Épître sur l'agriculture , vers 84-86 : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-epitre-a-madame...

5 Un petit onyx plein de nard fera sortir une jarre [de vin ] ; Horace, Odes, IV, xii, 17 .

6 Fontenelle et La Motte étaient les « héros du parti moderne » comme les appelait Desfontaines . Trublet avait écrit et édité des Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de MM. Fontenelle et de La Motte, 1759 .

7 Je suis descendu dans l'arène avec mes égaux .

8 Vejanius, après avoir suspendu les armes d'Hercule au chambranle d'une porte, se tient caché dans un champ ; Horace, Épîtres, I, i, 4-5 .

9 Cette formule était souvent citée comme un jugement sur Marivaux . On voit qu'en réalité V* se l'applique à lui-même . C'est apparemment l'abbé Trublet qui, en répandant ce mot, l'a rapporté à Marivaux .

 

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