13/06/2016
Par tout pays on trouve des esprits très mal faits, et par tout pays il faut se moquer d’eux. On serait vraiment bien à plaindre si on faisait dépendre son plaisir du jugement des hommes.
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Avis aux candidats aux présidentielles ! Je ne cite pas de noms, pour ne pas vous saouler , à chacun ses préférés/détestés .
« Au marquis Francesco Albergati Capacelli 1
senatore di Bologna
per Milano
à Bologna
Monsieur, depuis longtemps je suis réduit à dicter ; je perds la vue avec la santé ; tout cela n’est point plaisant. Votre belle épître est pour moi une grande consolation ; je vois toujours que tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia 2. Par tout pays on trouve des esprits très mal faits, et par tout pays il faut se moquer d’eux. On serait vraiment bien à plaindre si on faisait dépendre son plaisir du jugement des hommes.
Tancrède vous a bien de l’obligation, monsieur : Phèdre vous en aura davantage . Je me mets aux pieds de M. Paradisi. Si jamais j’ai un moment à moi, je lui adresserai une longue épître ; mais le peu de temps dont je peux disposer est consacré à dicter des notes sur les pièces du grand Corneille qui sont restées au théâtre. Cet ouvrage, encouragé par l’Académie française, pourra être de quelque usage aux étrangers qui daignent apprendre notre langue par les règles, et aux légers Français qui l’apprennent par routine. Le produit de l’édition sera pour l’héritière de Corneille, que j’ai l’honneur d’avoir chez moi, et qui n’a que ce grand nom pour héritage. N’est-il pas vrai que vous prendriez chez vous la petite-fille du Tasse, s’il y en avait une ? Elle mangerait de vos mortadelles, et boirait de votre vin noir. La petite-fille de Corneille en boira à votre santé dans un petit château très joli, en vérité, et qui serait plus joli si je l’avais bâti dans la Romagne .
Vous avez bien raison, monsieur, de vanter ma religion, car je construis une église qui me ruine. Autrefois, qui bâtissait une église était sûr d’être canonisé, et moi je risque d’être excommunié en me partageant entre l’autel et le théâtre. C’est apparemment ce qui fait que je reçois quelquefois des lettres du diable 3 ; mais je ne sais pourquoi le diable écrit si mal et a si peu d’esprit. Il me semble que, du temps du Dante et du Tasse, on faisait de meilleurs vers en enfer.
J’espère que, dans ce monde-ci, la lettre dont vous m’avez honoré inspirera le bon goût, et fermera la bouche aux parolai 4. Soyez sûr que, du fond de ma retraite, je vous applaudirai toujours ; que je m’intéresserai à tous vos succès, à tous vos plaisirs. Je me regarde comme votre véritable ami, et je vous serai inviolablement attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.
V.
Au château de Ferney en Bourgogne
par Genève, 8è juillet 1761.»
1 Original signé , mention « fco Milano », copie par Albergati qui altère dans la Romagne en près de Bologne qu'on retrouve dans l'édition de Kehl qui supprime au début -et toutes les éditions suivantes- les mots l'âge avance, et Votre belle épître […] consolation . Voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-annee-1761-partie-28-122085604.html
V* répond ici à une longue lettre sur le théâtre, du 30 juin 1761 où Albergati écrivait : « Vous vous êtes plaint à moi fort souvent des petits maîtres, qui s'érigent en juges […] Hélas ! L'Italie en fourmille […] Le bon goût pour le théâtre, grâce à ces messieurs-là , ne bat que d'une aile et est prêt à tomber . La musique et la danse en ont exilé la brillante comédie et la tragédie passionnée […]Dans les loges, dans le parterre ce sont les spectateurs qui veulent fixer l'attention et se faire remarquer par leur bruit : les acteurs doivent être contents de l'argent qu'ils gagnent . Quel dommage ne serait-ce en effet si les amateurs de spectacles devaient se tenir muets dans leurs places, et entendre patiemment parler les Voltaire, les Racine, les Corneille, les Molière, les Goldoni […] Le bon sens étant proscrit , il n'est pas étonnant, si les opéras et la danse exercent leur despotisme, car ce sont les spectacles les mieux goûtés par ces compagnies d'étourdis […] Les eunuques et les danseurs, dont nous sommes véritablement inondés, sont pour l’art comique et tragique autant de Goths, d'Hérules, et de Vandales, qui dans les théâtres ont apporté ou secondé l'ignorance et le mauvais goût . L'extravagance des opéras sérieux, les grimaces des burlesques, et la mimique des ballets sont restés maîtres de la place . Le célèbre Goldoni, qui a mérité vos éloges, a fait connaître que l'on peut rire sans honte, s'instruire sans s'ennuyer, et s’amuser avec profit . Mais quel essaim de babillards et de censeurs indiscrets s’éleva contre lui ! Pour ceux que je connais personnellement, je les divise en deux classes : la première comprend une espèce de savants vétilleux que nous appelons parolai, juges et connaisseurs de mots, qui prétendent que tout est gâté, dès qu'une phrase n'est pas tout à fait cruscante, dès qu'une parole est tant soit peu déplacée, ou l'expression n'est pas assez noble et sublime […] L'autre classe, qui est la plus fière, est un corps respectable de plusieurs nobles des deux sexes, qui crient vengeance contre M. Goldoni, parce qu'il ose exposer sur la scène le comte , le marquis , et la dame avec des caractères ridicules et vicieux, qui ne sont pas parmi nous, ou qui ne doivent pas être corrigés […] Les Athéniens punissaient rigoureusement tout auteur comique, dont la raillerie était générale et indirecte . Ils voulaient qu'on nommât les personnes, quel que fût leur rang […] M. Goldoni a répété tout cela plusieurs fois pour obtenir son pardon […] Il a fait le sourd, il a continué son train, et par là il a obtenu la réputation d'auteur admirable, et de peintre de la nature […] Votre Tancrède a reçu jusqu'à présent tout le lustre qui pouvait convenir à un excellent ouvrage . Composé par M. de Voltaire, traduit en vers blancs par M. Augustin Paradisi, l'un de nos meilleurs poètes […] La traduction en est admirable […] d'ici à quelques jours je jouerai votre Tancrède [à ma maison de campagne] je joindrai la Phèdre de Racine, que j'ai traduite en vers blancs moi-même . »
La lettre d'Albergati répondait à celle de V* du 23 décembre 1760 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/12/23/je-pardonne-de-tout-mon-coeur-a-tous-ceux-dont-je-me-suis-mo-5737506.html
2 Propos d’Arlequin, proverbe cité souvent par V* .
3 Épître du diable à M. de V. par M. le marquis D*** (par Claude-Marie Giraud, médecin), 1760. Voir page 97 : https://books.google.fr/books?id=D_JkAAAAcAAJ&pg=PA97&lpg=PA97&dq=%C3%89p%C3%AEtre+du+diable+%C3%A0+M.+de+V.+(par+Giraud,+m%C3%A9decin),+1760.&source=bl&ots=vgP61hFY-5&sig=RrBvrZyWYK53Kajc8UroT-bpVKs&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjyioCsgqXNAhVJnBoKHU6MDnYQ6AEIJTAA#v=onepage&q=%C3%89p%C3%AEtre%20du%20diable%20%C3%A0%20M.%20de%20V.%20(par%20Giraud%2C%20m%C3%A9decin)%2C%201760.&f=false
et : http://www.rechercheisidore.fr/search/resource/?uri=ark:/12148/bpt6k6153055q
4 Savants méticuleux qui ergotent sur les mots ; voir lettre d'Albergati en note 1 .
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