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15/06/2019

Tout ce qui est contre la vraisemblance doit au moins inspirer des doutes, mais l'impossible ne doit jamais être écrit

... Ni même dit ?

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« A la « Gazette littéraire de l'Europe » 1

[mai 1764]

Vous avez dit, messieurs, en rendant compte de l'ouvrage de M. Hooke 2, que l'histoire romaine est encore à faire parmi nous, et rien n'est plus vrai . Il était pardonnable aux historiens romains d'illustrer les premiers temps de la république par des fables qu'il n'est plus permis de transcrire que de les réfuter . Tout ce qui est contre la vraisemblance doit au moins inspirer des doutes, mais l'impossible ne doit jamais être écrit .

On commence par nous dire que Romulus ayant rassemblé trois mille trois cents bandits , bâtit le bourg de Rome de mille pas en carré : or mille pas en carré suffiraient à peine pour deux métairies ; comment trois mille trois cents hommes auraient-ils pu habiter ce bourg ?

Quels étaient les prétendus rois de ce ramas de quelques brigands ? n'étaient-ils pas visiblement des chefs de voleurs qui partageaient un gouvernement tumultueux avec une petite horde féroce et indisciplinée ?

Ne doit-on pas, quand on compile l'histoire ancienne, faire sentir l'énorme différence de ces capitaines de bandits avec de véritables rois d'une nation puissante ?

Il est avéré par l'aveu des écrivains romains que pendant près de quatre cents ans l’État romain n'eut pas plus de dix lieues en longueur et autant en largeur . L’État de Gênes est beaucoup plus considérable aujourd'hui que la république romaine ne l'était alors .

Ce ne fut que vers l'an 360 que Véies fut prise après une espèce de siège ou de blocus qui avait duré dix années . Véies était auprès de l'endroit où est aujourd'hui Civita-Vecchia 3, à cinq ou six lieues de Rome ; et le terrain autour de Rome, capitale de l'Europe, a toujours été si stérile que le peuple voulut quitter sa patrie pour aller s’établir à Véies .

Aucune de ses guerres, jusqu'à celle de Pyrrhus, ne mériterait de place dans l’histoire si elles n’avaient été le prélude de ses grandes conquêtes . Tous ces évènements jusqu'aux temps de Pyrrhus sont pour la plupart si petits et si obscurs qu'il fallut les relever par des prodiges incroyables ou par des faits destitués de vraisemblance, depuis l'aventure de la louve qui nourrit Romulus et Rémus, et depuis celles de Lucrèce, de Clélie, de Currius, jusqu'à la prétendue lettre du médecin de Pyrrhus qui proposa, dit-on, aux Romains d'empoisonner son maître, moyennant une récompense proportionnée à ce service . Quelle récompense pouvaient lui donner les Romains qui n'avaient alors ni or, ni argent ; et comment soupçonne-t-on un médecin grec d'être assez imbécile pour écrire une telle lettre ?

Tous nos compilateurs recueillent ces contes sans le moindre examen ; tous sont copistes, aucun n'est philosophe . On les voit tous honorer du nom de vertueux des hommes qui au fond n'ont jamais été que des brigands courageux ; ils nous répètent que la vertu romaine fut enfin corrompue par les richesses et par le luxe, comme s'il y avait de la vertu à piller les nations, et comme s'il n'y avait de vice qu'à jouir de ce qu'on a volé . Si on a voulu faire un traité de morale au lieu d'une histoire, on a dû inspirer encore plus d'horreur pour les déprédations des Romains que pour l'usage qu'ils firent des trésors ravis à tant de nations qu'ils dépouillèrent l'une après l'autre .

Nos historiens modernes de ces temps reculés auraient dû discerner au moins les temps dont ils parlent ; il ne faut pas traiter le combat peu vraisemblable des Horaces et des Curiaces, l’aventure romanesque de Lucrèce, celle de Clélie, celle de Currius, comme les batailles de Pharsale et d'Actium . Il est essentiel de distinguer le siècle de Cicéron de ceux où les Romains ne savaient ni lire, ni écrire et ne comptaient les années que par des clous fichés dans le Capitole . En un mot, toutes les histoires romaines que nous avons dans les langues modernes n'ont point encore satisfait les lecteurs .

Personne n'a encore recherché avec succès ce qu'était un peuple attaché scrupuleusement aux superstitions et qui ne sut jamais régler le temps de ses fêtes, qui ne sut même pendant près de cinq cents ans ce qu’était qu'un cadran au soleil ; un peuple dont le Sénat se piqua quelquefois d'humanité , et dont ce même Sénat immola aux dieux deux Grecs et deux Gauloises pour expier la galanterie d'une de ses vestales ; un peuple toujours exposé aux blessures et qui n'eut au bout de cinq siècles qu'un seul médecin, qui était à la fois chirurgien et apothicaire .

Le seul art de ce peuple fut la guerre pendant six cent années ; et comme il était toujours armé, il vainquit tour à tour les nations qui n’étaient pas continuellement sous les armes .

L'auteur du petit volume sur la grandeur et la décadence des Romains 4 nous en apprend plus que les énormes livres des historiens modernes ; il eût seul été digne de faire cette histoire s'il eût pu résister surtout à l'esprit de système et au plaisir de donner souvent des pensées ingénieuses pour des raisons .

Un des défauts qui rendent la lecture des nouvelles histoires romaines peu supportable, c'est que les auteurs veulent entrer dans les détails comme Tite-Live . Ils ne songent pas que Tite-Live écrivait pour sa nation à qui ces détails étaient précieux . C'est bien mal connaître les hommes d'imaginer que les Français s’intéresseront aux marches et aux contremarches d'un consul qui fait la guerre aux Samnites et aux Volsques, comme nous nous intéressons à la bataille d'Ivry et au passage du Rhin à la nage .

Toute histoire ancienne doit être écrite différemment de la nôtre, et c'est à ces convenances que les auteurs des histoires anciennes ont manqué . Ils répètent et ils allongent des harangues qui ne furent jamais prononcées, plus soigneux de faire parade d'une éloquence déplacée que de discuter des vérités utiles . Les exagérations souvent puériles, les fausses évaluations des monnaies de l'Antiquité et de la richesse des États, induisent en erreur les ignorants et font peine aux hommes instruits . On imprime de nos jours qu'Archimède lançait des traits à quelque distance que ce fût , qu'il élevait une galère du milieu de l'eau et la transportait sur le rivage en remuant le bout du doigt, qu'il en coûtait six cent mille écus pour nettoyer les égouts de Rome, etc.

Les histoires plus anciennes sont encore écrites avec moins d'attention . La saine critique y est plus négligée ; le merveilleux, l'incroyable, y domine ; il semble qu'on ait écrit pour des enfants plus que pour des hommes ; le siècle éclairé où nous vivons exige dans les auteurs une raison plus cultivée . »

2 Compte-rendu de l'ouvrage de Nathaniel Hooke : The Roman history from the building of Rome to the ruin of the commonwealth, 1757-1771, dans la Gazette littéraire de l'Europe du 28 mars 1764 . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nathaniel_Hooke

3 V* commet ici un légère erreur ; le site actuellement abandonné de Véies est environ à 15 km au nord-ouest de Rome, tandis que Civita-Vecchia est à une cinquantaine de kilomètres, sur l’emplacement de l'ancienne Centum Cellae . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9ies

et : https://fr.wikipedia.org/wiki/Civitavecchia

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