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30/06/2019

Mais les clameurs ne sont pas des raisons ... Il faut bien du temps pour fixer le jugement du public

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« A Jean-François de La Harpe

Aux Délices près de Genève 25è mai 1764

Avec une fluxion sur les yeux qui m’a privé de la vue pendant six mois, avec une extinction de voix qui m’empêche de dicter, il faut pourtant que je vous dise, mon cher confrère, combien vos lettres me font de plaisir. Vous avez l’esprit juste et vrai, votre goût est sûr, vous n’êtes dupe d’aucun préjugé . Vous avez bien raison de dire que je n’ai pas remarqué toutes les fautes de Corneille 1, et cependant on crie sur la moitié que j’ai observée avec des regards très respectueux . Mais les clameurs ne sont pas des raisons. Voudrait-on que j’eusse fait aux beautés de Corneille l’outrage d’encenser les défauts, et qu’à côté de ses admirables scènes (je ne dis pas de ses admirables pièces) j’eusse placé Théodore, Pertharite, Andromède, la Toison d’Or, Tite et Bérénice, Othon, Pulchérie, Agésilas, Suréna ?2

J'ai jugé les ouvrages et non l'auteur . J’ai dit ce que tout homme de goût se dit à lui-même quand il lit Corneille, et ce que vous dites tout haut, parce que vous avez la noble sincérité qui appartient au génie. N’est-il pas vrai que le grand tragique ne se rencontre que dans la dernière scène de Rodogune ? Mais ce sublime, sur quoi est-il fondé ? sur quatre actes bien défectueux. Pourquoi Racine a-t-il été si parfait, sans pourtant faire aucun tableau qui approche de la dernière scène de Rodogune ? C’est que le goût joint au génie ne produit jamais rien de mauvais. C’est à vous, mon cher confrère, à réunir ce que la nature partagea entre deux grands hommes.

Il faut bien du temps pour fixer le jugement du public. Vous savez avec quelle fureur on affectait de louer cette partie carrée de l’Electre de Crébillon, ce roman ténébreux, ces vers durs et hérissés, ces dialogues où personne ne répond à propos ; cet Itys, cette Clytemnestre, cette Iphianasse. On commence à peine à ouvrir les yeux. Travaillez, mon cher confrère ; faites oublier toutes ces extravagances boursouflées, tous ces vers welches. Il y a de très belles choses dans Rhadamiste, mais j’espère que votre Timoléon vaudra mieux 3. Votre goût pour la simplicité est le vrai goût, et il n’appartient qu’au grand talent. Il est bien singulier que vous n’ayez pas un Corneille commenté . Vous étiez le premier sur la liste. Je suis très affligé de ce contre-temps ; il sera réparé . Il est trop juste que vous ayez votre modèle pour les belles scènes, et les remarques bonnes ou mauvaises de votre ami.

V. » 

1 La Harpe lui reprochera plus tard d'en avoir, au contraire, trop remarqué .

2 On arrive ici, sur le manuscrit, en bas de page ; suivent deux pages blanches barrées par V*, en y portant cette mention : « Je ne me suis pas aperçu que j'avais pris quatre feuilles pour deux. »

3 La tragédie Timoléon doit être représentée le 1er août 1764 au Théâtre-Français . Voir : https://archive.org/details/bub_gb_r3omp0VlT9oC

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