14/03/2020
Ils ont tous les ans des tracasseries pour étrennes au sujet des élections ; elles ont été très fortes cette année . Il y a beaucoup de dissensions entre le conseil et le peuple, qui se croient tous deux souverains
... Mon cher Voltaire, tu ne crois pas si bien dire !
C'est un pronostic, le seul dont je sois sûr .
« A Jean Le Rond d'Alembert
9 de Janvier [1765]
Mon cher et grand philosophe, en réponse à votre lettre du 3 1, je vous dirai d’abord qu’il y a plus de huit jours que j’ai donné à frère Cramer la Destruction ; il m’assura qu’il édifierait dès le lendemain, et vous enverrait ce que vous savez. Or ce que vous savez est bien peu pour un si bon ouvrage. Depuis ce temps, je n’ai pas entendu parler de frère Gabriel . Je lui écris dans le moment pour le sommer de sa parole ; il donne beaucoup de promesses, ce Gabriel, et les tient rarement ; il avait promis de remplir son devoir envers l’Académie, et il ne l’a pas fait 2. Il faut lui pardonner cette fois-ci ; il est un peu intrigué, ainsi que tous les autres bourdons de la ruche de Genève. Ils ont tous les ans des tracasseries pour étrennes au sujet des élections ; elles ont été très fortes cette année 3. Il y a beaucoup de dissensions entre le conseil et le peuple, qui se croient tous deux souverains. Jean-Jacques a un peu attisé le feu de la discorde. La députation des Corses à Jean-Jacques est une fable absurde 4 ; mais les querelles genevoises sont une vérité C’est dommage pour la philosophie que Jean-Jacques soit un fou, mais il est encore plus triste que ce soit un malhonnête homme. La lettre insolente et absurde qu’il m’écrivit 5 au sujet des spectacles de Ferney était à la fois d’un insensé et d’un brouillon. Il voulait se faire valoir alors auprès des pédants de Genève, qui prêchaient contre la comédie par jalousie de métier ; il prétendait engager avec moi une querelle. Le petit magot, boursouflé d’orgueil, fut piqué de mon silence. Il manda au docteur Tronchin qu’il ne reviendrait jamais dans Genève, tant que je serais possesseur des Délices ; et, huit jours après, il se brouilla avec Tronchin pour jamais.
A peine arrivé dans sa montagne, il fait un livre qui met le trouble dans sa patrie ; il excite les citoyens contre le magistrat ; il se plaint, dans ce livre, qu’on l’a condamné sans l’entendre ; il m’y donne formellement comme l’auteur du Sermon des cinquante ; il joue le rôle de délateur et de calomniateur : voilà, je vous l’avoue, un plaisant philosophe ; il est comme les diables dans Quinault :
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyons pas seuls misérables.6
Et savez-vous dans quel temps ce malheureux faisait ces belles manœuvres ? C’était lorsque je prenais vivement son parti, au hasard même de passer pour mauvais chrétien ; c’était en disant aux magistrats de Genève, quand par hasard je les voyais, qu’ils avaient fait une vilaine action en brûlant Émile, et en décrétant Jean-Jacques ; mais lui, m’ayant offensé, il s’imaginait que je devais le haïr, et écrivait partout que je le persécutais, dans le temps que je le servais et que j’étais persécuté moi-même.
Tout cela est d’un prodigieux ridicule, ainsi que la plupart des choses de ce monde ; mais je pardonne tout, pourvu que l’infâme superstition soit décriée comme il faut chez les honnêtes gens, et qu’elle soit abandonnée aux laquais et aux servantes, comme de raison.
Je croyais vous avoir mandé que l’abbé de Condillac était ressuscité ; Tronchin le croyait mort avec raison, puisqu’il ne l’avait pas traité. Pour M. le chevalier de La Tremblaye, tout ce que je sais, c’est qu’il doit réussir auprès des hommes par la douceur de ses mœurs, et auprès des dames par sa figure 7.
Vous voilà instruit de tout, mon cher maître ; je vous ferai part de la réponse de Gabriel, s’il m’en fait une. »
2 D'Alembert a écrit : »N'oubliez pas votre commentaire de Corneille pour l'Académie . Duclos m'a dit que vous veniez de lui écrire à ce sujet . Je lui avais fait part de votre lettre [ du 19 décembre 1764 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2020/02/18/je-ne-me-suis-mele-en-aucune-maniere-du-temporel-j-ai-eu-beaucoup-de-peine.html] et je ne doute point que l'oubli vienne de Cramer . » Si V* a écrit à Duclos, sa lettre n'est pas connue .
3François Tronchin et Pierre Lullin furent parmi les candidats battus .
4 Voir lettre citée en 1 ; aucune lettre de V* à ce sujet n'est connue ; d'autre part, la première des lettres de Matteo Buttafoco qui ont pu amener JJ Rousseau au Projet de constitution pour la Corse date du 31 août 1764 . On ne sait ce que V* pouvait connaître de l'affaire . Quoi qu'il en soit , des amis de Rousseau, Toussaint-Pierre Le Nieps et Mme de Verdelin, lui ont dit que la lettre reçue des Corses n'est qu'une machination de V*.
Voir : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/old2/file/rousseau_corse.pdf
5 La fameuse lettre du 17 juin 1760 ; voir lettre du 23 juin 1760 à d'Alembert : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/06/28/je-voudrais-que-vous-ecrasassiez-l-infame-c-est-la-le-grand-5647116.html
6 Quinault ,Thésée, act. III. Sc. 7 : http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/QUINAULT_THESEE.xml#A3.S37
7 Voir lettre citée en 1 : « Dites-moi …. ce que vous pensez d'un M. le chevalier de La Tremblaye... » et lettre du 28 août 1764 à B.-L. Chauvelin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/10/22/gentilhomme-savoyard-par-consequent-pauvre-et-en-qualite-de-pauvre-grand-fa.html
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