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17/07/2015

Il faut savoir oser ; la philosophie mérite bien qu'on ait du courage . Il serait honteux qu'un philosophe n'en eût point quand les enfants de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour . Nous n'avons que deux jours à vivre ,

...  ce n'est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables 

 

Mis en ligne le 12/11/2020 pour le 17/7/2015

 

 

« A Clause-Adrien Helvétius

16 juillet 1760 au château de Tournay

par Genève 1

J'ai reçu mon cher philosophe, votre paquet de Voré 2 avec le même plaisir que ressentaient les premiers fidèles quand ils recevaient des nouvelles de leurs frères confesseurs et martyrs . Je suis toujours inconsolable que vous n'ayez pas imité le président de Montesquieu, qui se donna bien de garde de faire imprimer son ouvrage en France 3, et qui se réserva toujours le droit de le désavouer en cas que les monstres de la bigoterie se soulevassent contre lui .

Je suis d'ailleurs convaincu qu'en y corrigeant une centaine de pages on aurait émoussé les glaives du fanatisme, et le livre n'y aurait rien perdu 4. Je l'ai relu plusieurs fois, avec la plus grande attention, j'y ai fait des notes ; si vous le vouliez, on en ferait une seconde édition, dans laquelle on confondrait les ennemis du bon sens .

Il faudrait que vous donnassiez la permission d'éclaircir certaines choses et d’en supprimer d'autres . Me Joly de Fleury n'aurait rien à répliquer si on lui coupait les deux mains,5 et si on lui faisait voir que ce sont ces deux mains qui ont procuré aux hommes les idées de tous les arts, puisque sans les deux mains, aucun art n'eût pu être exercé . La main droite de Me Joly de Fleury a écrit un réquisitoire qui pêche contre le sens commun, d'un bout à l'autre . Vous avez donné malheureusement prétexte à tous les ennemis de la philosophie, mais il faut partir d’où l'on est .

A votre place, je ne balancerais pas à vendre tout ce que j'ai en France ; il y a de très belles terres dans mon voisinage, et vous pourriez y cultiver en paix les arts que vous aimez .

Il est bien plaisant, ou plutôt, bien impertinent et bien odieux qu'on persécute dans les Gaules ceux qui n'ont pas dit la centième partie de ce qu'ont dit à Rome les Lucrèce, les Cicéron, les Pline, et tant d'autres grands hommes .

Je vous prie instamment de m'envoyer tout votre poème 6 ; je vous en dirai mon avis, si vous le voulez , avec la sincérité d'un homme qui aime la vérité, les vers et votre gloire . Ayez la bonté de m'écrire sous le couvert de M. de Villemorien, directeur et intendant des postes à Paris . Les paquets me seront rendus plus promptement, plus sûrement, et d'une manière plus commode . Vous pourrez lui écrire quatre lignes, par lesquelles vous lui direz que je vous ai prié d'envoyer vos paquets sous son enveloppe .

C'est une chose fort triste que le succès de la pièce des Philosophes . Cette prétendue comédie est en général bien écrite, c'est son seul mérite , mais ce mérite est grand dans le temps où nous sommes . Les oppositions qu'on a voulu faire aux représentations, n'ont fait qu'irriter la curiosité maligne du public ; il fallait rester tranquille et la pièce n'aurait pas été jouée trois fois , elle serait tombée dans le néant de l'oubli , qui engloutit tout ce qui n'est que bien écrit , et qui manque de ce sel, sans lequel rien ne dure ; mais les philosophes ne savent pas se conduire, magis magnos clericos, non sunt magis magnos sapientes 7.

M. Palissot m'a envoyé sa pièce reliée en maroquin, et m'a comblé d'éloges injustes qui ne sont bons qu'à semer la zizanie entre les frères . Je lui ai répondu 8 qu'à la vérité je croyais faire des vers aussi bien que MM. d'Alembert, Diderot et Buffon ; que je croyais même savoir l’histoire aussi bien que M. Daubenton 9, mais que dans tout le reste je me croyais très inférieur à tous ces messieurs et à vous . Je lui ai conseillé d'avouer qu'il avait eu tort d’insulter très mal à propos les plus honnêtes gens du monde . Il ne suivra pas mon conseil, et il mourra dans l'impénitence finale .

Tachez de vous procurer Le Pauvre Diable, Le Russe à Paris, et L’Épître d'un frère de la doctrine chrétienne ; ce sont des ouvrages très édifiants . Je crois que M. Saurin peut vous les faire tenir . On m'a dit que dans Le Russe à Paris, il y a une note importante qui vous regarde 10. Les auteurs de tous ces ouvrages ne paraissent pas trop craindre les persécuteurs fanatiques . Il faut savoir oser ; la philosophie mérite bien qu'on ait du courage . Il serait honteux qu'un philosophe n'en eût point quand les enfants de nos manœuvres vont à la mort pour quatre sous par jour . Nous n'avons que deux jours à vivre , ce n'est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables . Adieu mon cher philosophe, ne comptez pour votre prochain que les gens qui pensent, et regardons le reste des hommes comme les loups, les renards et les cerfs 11 qui habitent nos forêts . Je vous embrasse de tout mon cœur .

V. »

1 Pour le jour, V* avait d’abord noté 15 ; Le passage Ayez la bonté […] sous son enveloppe supprimé dans l'édition de Kehl manque aussi dans les éditions suivantes .

2 La maison de campagne (actuellement Orne) dont V* avait entendu parler dans une lettre de Thieriot du 26 septembre 1758 où Helvétius s'était retiré .

3 L'Esprit des lois fut d'abord publié à Genève .

4 Le Livre de l'Esprit . Implicitement, V* marquait déjà ici un certain désaccord avec les thèses athées d'Helvétius ; ses réserves grandiront pour aboutir à une réfutation de l'athéisme dans l'Histoire de Jenni .

5 Voir De l'Esprit, , 1, sur le rôle des mains dans l'évolution de l'humanité .

6 Le poème du Bonheur que Marivaux mentionne dans Le Miroir (1755) et qui ne parut pas du vivant d'Helvétius .

7 Les plus grands clercs ne sont pas les plus sages ; réminiscence de Rabelais, voir lettre du 25 février 1758 à d'Alembert : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/07/23/temp-9e2fbb75f17d2b7f9de6124f28ff7479-5127775.html

8 Voir lettre du 23 juin 1760 à Palissot : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire...

9 Le jésuite Guillaume Daubenton avait connu une grande popularité par La Vie du bienheureux Jean-François Régis, 1716 ; V* ne le mentionne pas dans la lettre du 23 juin à Palissot , mais il avait cette ouvreuse dans sa bibliothèque .

10 Cette note sur Helvétius est ainsi conçue : « M. Helvétius, admirable (ce mot n'est pas trop fort) par une action unique : il a quitté deux cent mille livres de rente pour cultiver les belles-lettres en paix », voir Le Russe à Paris , vers 65 .

11 Les loups sont les jansénistes, les renards les jésuites ; la même idée apparait dans le Pot-pourri dans un passage composé à peu près à la même époque : «  ... s'ils [les jésuites] sont perdus [...] vous n'y gagnerez rien : vous serez accablé par la faction des jansénistes . Ce sont des enthousiastes féroces [...] Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons . »

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