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26/04/2016

il est temps de faire voir que la France s'occupe de ses grands hommes, et non pas de ces viles brochures et de ces malheureux romans qui nous déshonorent

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« A Louis-Jules Barbon Mancini-Mazarini, duc de Nivernais 1

L'honneur que vous faites, monseigneur le duc, aux belles-lettres et à l'Académie, les discours enchanteurs que vous avez prononcés,2 et que j'ai eu du moins le bonheur de lire, les bontés dont vous m'avez toujours honoré, et enfin le nom de Corneille, m'autorisent à m'adresser à vous . L'Académie a daigné accepter mes propositions . Le projet qu'elle a de donner des auteurs classiques est digne d'elle et de la France . J'ai cru qu'il convenait de commencer par le grand Corneille ; j'ai représenté que nous lui devons tout, que c'est par lui seul que notre patrie fut enfin respectée des étrangers, qui lui refusaient auparavant la gloire du génie . Je me suis dévoué à faire, sur tous les chefs-d’œuvre de Corneille, des remarques grammaticales, historiques et littéraires, que je soumettrai au jugement de mes illustres confrères, et qui rectifiées par leurs lumières pourraient être utiles aux étrangers et aux Français .

On est entré dans mes vues avec d'autant plus de bienveillance, qu'il est temps de faire voir que la France s'occupe de ses grands hommes, et non pas de ces viles brochures et de ces malheureux romans qui nous déshonorent .

L'avilissement que quelques fanatiques semblent avoir voulu jeter sur notre théâtre, est encore une raison de plus qui m'encourage à rendre un hommage public au père de la scène en Europe, et à celui qui a fait la gloire de la France .

J'ai eu le bonheur de trouver dans ce coin du monde où j'achève mes jours, une édition du Cid et de Pompée 3 dans laquelle Pierre Corneille avait eu soin de mettre au bas des pages les endroits qu'il avait imités de Guilain de Castro 4 dans Le Cid ; et de Lucain dans Pompée . Cette édition est dédiée à Mme la duchesse d'Aiguillon, ce qui devait désarmer le cardinal de Richelieu ; et l'aveu que ce grand homme fait de ses imitations, devait bien aussi apaiser Scudéry . Si quelque chose pouvait abaisser l'orgueil et adoucir l'envie, ce sera cette édition si glorieuse pour Corneille, et si peu connue, que je suivrai .

Je pense, monseigneur, qu'il convient de borner nos remarques aux bonnes pièces de Corneille, et d'indiquer seulement les beaux endroits qui se trouvent dans les pièces moins dignes de son génie .

Mon idée est aussi de n'orner d'estampes que les tragédies qui méritent d'être lues toutes entières . On doit , ce me semble, quelques honneurs de plus à Cinna et au Cid, qu'à Pertharite et à Théodore . Toutes les pièces seront assez embellies par tous les ornements que les graveurs et les imprimeurs fourniront .

Je ne crois pas, moyennant cette économie, que l'ouvrage doive coûter plus de 36 livres, ou 40, tout au plus .

Les sieurs frères Cramer, à qui l'Académie veut bien s'en remettre, et qui méritent cet honneur par leur probité, travailleront sous mes yeux . Ils auront pour leurs honoraires les souscriptions étrangères, et le produit des souscriptions de France, les frais prélevés, appartiendra à M. Corneille et à sa fille, les seuls qui portent le nom de ce grand homme .

Les souscripteurs ne paieront rien d'avance ; il ne s'agit que de trouver un assez grand nombre de Français touchés de l'honneur des lettres, de celui de la patrie, et du sort d'une famille noble, dont le plus grand lustre est celui que Pierre Corneille lui donne, réduite à n'avoir d'autre bien que ce nom illustre .

Le peu que j'ai fait pour l'éducation de Mlle Corneille ne suffit pas ; je me flatte que la nation m'aidera, quand vous voudrez bien, vous et mes confrères, lui donner l'exemple ; et vous encouragerez sans doute mon projet quand vous saurez que Mlle Corneille, sous la figure d'un enfant, a l'âme de Cornélie, avec beaucoup plus de simplicité .

Nous imprimerons les noms des souscripteurs . Je porte mes espérances jusqu'à croire que le roi, protecteur de l'Académie, sera à la tête de ceux qui favorisent cette entreprise .

Que la famille royale, les princes, les seigneurs souscrivent pour quelque nombre d'exemplaires, le roi pour une vingtaine, les autres à proportion, il se fera un fonds suffisant pour une édition digne des protecteurs, et de Corneille lui-même, qui n'aura, selon l'usage, trouvé de vrais protecteurs que longtemps après sa mort .

J'ajoute qu'il ne faut pas regarder cette édition comme étrangère ; elle est faite par votre confrère ; les gravures , les caractères, le papier, un ouvrier principal, tout viendra de Paris, et on travaillera en France dans ma maison .

Si je peux avant ma mort consommer cette entreprise, je mourrai bien plus content du titre d'éditeur du grand Corneille, que de tous mes faibles ouvrages, qui ne m'ont procuré, comme à lui, que les ennemis les plus vils, et les plus acharnés .

La manière de recueillir les noms des souscripteurs, est la seule chose qui m’embarrasse . Je demande votre protection, et je me soumets à vos idées . Cinq ou six académiciens ne pourraient-ils pas avoir la bonté de s'en charger ? ne pourrait-on pas d'ailleurs souscrire chez le libraire de l'Académie, auquel on ferait un présent ? chaque libraire de Paris ne pourrait-il pas recevoir les souscriptions, et les porter à l'imprimeur de l'Académie ?

J'ajoute que l'édition ne peut être faite que sous mes yeux ; j'ai déjà eu l'honneur de mander à l'Académie, que ma méthode est de corriger sur les épreuves tout ce que j'ai écrit, parce que l'esprit est plus éclairé, quand les yeux sont plus satisfaits ; mes fautes imprimées m'avertissent bien mieux qu'un manuscrit, qu'elles sont des fautes ; et quand il s'agit de juger Corneille, il faut y regarder à plusieurs fois . Enfin, monseigneur le duc, je vous supplie d'en parler à l'Académie en conformité de monsieur le secrétaire . Le nom de Corneille se recommande à vous, à la cour, et à la ville ; et moi je suis du fond de ma retraite avec autant de respect que d'estime et d'attachement

monseigneur

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

A Ferney 27 mai 1761 . 5»

2 Ce sont les Discours prononcés dans l' académie française le jeudi 9 avril 1761, à la réception de M. l'abbé Batteux ; le jeudi 9 avril 1761 à la réception de M. de Coëtlosquet ; le lundi 13 avril à la réception de M. Saurin ; le lundi 13 avril à la réception de M. l'abbé Trublet, tous imprimés à Paris en 1761 et dont V* avait des exemplaires (sauf celui concernant Trublet) .

3 V* parle de l'édition de 1758 du Théâtre de Pierre Corneille .

4 Guilhem di Castro y Bellvis, auteur de Las Mocedades del Cid .

5 Lettre endossée « Lettre de M. de Voltaire . Reçue le 1er juin --1ère réponse le 2 – seconde rép[on]se le 11 . Les deux rép[on]ses sont d[an]s la lettre » ; un fragment de la première de ces réponses nous est parvenue .

 

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