25/10/2017
je n’ai confié à personne qu’à vous mes propositions politiques. Tâchez de faire notre affaire
... Confidence du président à son premier ministre ; à quel sujet ? je ne suis pas dans le secret, mais tant pis , c'est leur affaire . Disons qu'elle sera bonne pour tous , et qu'on arrête ces manifestations de rue stériles, et finalement couteuses pour la nation .
« a Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
16 décembre [1762] 1
O mes anges ! vous avez entrepris d’affubler mademoiselle Corneille du sacrement de mariage, seul sacrement que vous devez aimer. Mon demi-philosophe, que vous m’avez dépêché, n’est pas demi-pauvre, il l’est complètement. Son père n’est pas demi-dur, c’est une barre de fer. Il veut bien donner à son fils mille livres de pension ; mais, en récompense, il demande que je fasse de très grands avantages ; de sorte que je ne suis pas demi-embarrassé. Je n’ai presque à donner à mademoiselle Corneille que les vingt mille francs que j’ai prêtés à M. de La Marche, qui devraient être hypothéqués sur la terre de La Marche, et sur lesquels M. de La Marche devrait s’être mis en règle depuis un an ; au lieu que je n’ai pas même de lui un billet qui soit valable. Cela s’est fait amicalement, et les affaires doivent se traiter régulièrement.
Ces vingt mille francs donc, 1400 livres de rente déjà assurés, environ quarante mille livres de souscriptions, le marié et la mariée nourris, chauffés, désaltérés, portés 2 pendant notre vie, c’est là une raison qui n’est pas la raison sans dot 3; et si un père qui ne donne rien à son fils le philosophe trouve que je ne donne pas assez, vous sentez, mes anges, que ce père n’est pas un homme accommodant.
Cependant il faut tâcher de faire réussir une affaire que vous m’avez rendue chère en me la proposant.
Notre futur a fait noblement son métier de meurtrier, tout comme un autre : puis il me paraît trop philosophe pour aimer beaucoup l’emploi de tuer du monde pour de l’argent et pour une croix de Saint-Louis. Je le crois très propre aux importantes négociations que nous avons avec la petitissime et pédantissime république de Genève. Voici un temps favorable pour employer ailleurs M. de Montpéroux, résident à Genève. Il y a bien des places dont M. le duc de Praslin dispose. Il me semble que si vous vouliez placer à Genève notre futur, vous obtiendriez aisément cette grâce de M. le duc de Praslin . Rien ne serait plus convenable pour les Genevois et pour moi, et surtout pour madame Denis, qui commence à trouver les hivers rudes à la campagne au milieu des neiges. Mademoiselle Corneille vous devrait son établissement, madame Denis et moi nous vous devrions la santé, M. de Vaugrenant vous devrait tout. Voyez, anges bienfaisants, si vous pouvez faire tant de bien, si M. le duc de Praslin veut s’y prêter. Vous pouvez faire quatre heureux, et c’est la seule manière de célébrer ce beau sacrement de mariage sous vos auspices . Sans cela l’inflexible père ne donnera point son consentement, et voici comment il raisonne . L’argent des souscriptions est peut-être peu de chose, et l’on ne saura que dans dix-huit mois à quoi s’en tenir. On ne veut guère articuler dans un contrat de mariage l’espérance d’un produit de souscriptions pour un livre imprimé par des Genevois. Les 1400 livres de rente qui appartiendront à mademoiselle Corneille ne sont que viagères ; elle n’aura donc que mille livres de rente à stipuler réellement.
Il pourra même pousser plus loin ses scrupules, s’il sait que le premier président actuel de Dijon dispute à son père jusqu’à la propriété de la terre de La Marche. Notre sacrement est donc hérissé de difficultés, et toutes seraient aplanies par l’arrangement que j’imagine. Le sort de mademoiselle Corneille est donc entre les mains de mes anges.
Je baise le bout de leurs ailes avec plus de ferveur que jamais . Il est vrai que je ne leur envoie point de tragédie pour les séduire. Je suis occupé à présent à faire un parc d’une lieue de circuit, qui a pour point de vue, en vingt endroits, dix, quinze, vingt, trente lieues de paysage. Si je peux trouver d’aussi belles situations au théâtre, vous aurez des drames ; mais laissons passer les plus pressés, et faisons-nous un peu désirer. Je sais bien que M. de Marigny 4 ne m’élèvera point de mausolée ; mais mes anges diront : il avait quelque talent, il nous aimait.
Au reste, je n’ai confié à personne qu’à vous mes propositions politiques. Tâchez de faire notre affaire . Si vous voulez que M. de Vaugrenant et mademoiselle Corneille fassent des philosophes et des faiseurs de tragédies, donnez-nous la résidence de Genève.
Mes anges, faites comme vous voudrez, comme vous pourrez ; pour moi, je suis à vos ordres, à vos pieds, à vos ailes jusqu’au dernier moment de ma vie.
N.B. – Madame Denis et mademoiselle Corneille ne sont pas si contentes que moi du demi-philosophe ; elles le trouvent sombre, duriuscule 5, peu poli, peu complaisant, marchandant, et marchandant mal . Mais si la résidence genevoise était attachée à ce mariage, nos dames pourraient être plus contentes. Enfin ordonnez.
V. »
1 L’édition Supplément au recueil est très inexacte .
2 Allusion au Joueur de Regnard, III, 3 . Portés fait référence à l'équipage .
3 Réminiscence comique de L'Avare, I, 5 .
4 Marigny, frère de la marquise de Pompadour et intendant des bâtiments du roi, avait commencé à faire ériger un mausolée à la mémoire de Crébillon le tragique qu'avait protégé sa sœur .
5 Allusion comique au Malade imaginaire , II, 9 ; voir : https://www.littre.org/definition/duriuscule
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