11/11/2020
nous plaindrons ensemble le sort de la littérature et de ceux qui la cultivent
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« A Etienne-Noël Damilaville
A Genève, le 3 juillet [1765]
Mon cher ami, j’ai reçu votre lettre du 26 Juin. Il faut toujours commencer par cette formule ; car il y a eu un tel dérangement dans les postes de Genève, qu’on ne reçoit pas toujours fort exactement les lettres de ses amis. Votre mal de gorge m’inquiète beaucoup. Serait-il bien vrai que vous pussiez venir dans nos déserts, et franchir les montagnes qui nous entourent ? Je devrais le bonheur de vous voir à une bien triste cause ; mais je serais doublement consolé par le plaisir de vous embrasser, et par l’espérance que Tronchin vous guérirait. Tous les arts utiles seraient-ils tombés en France, ainsi que les arts agréables, au point qu’il n’y ait pas un homme qui sache guérir une tumeur dans les amygdales ? La foi que vous avez dans Tronchin fera mon bonheur.
On dit que mademoiselle Clairon vient à Genève ces jours-ci, mais ce n’est pas pour ses amygdales. J’ignore encore si elle prendra chez moi un logement. Ma chaumière n’est plus qu’une masure renversée et désolée par des maçons ; mais, quand je serai sûr de vous recevoir, je leur ferai bien faire une cellule pour vous dans mon petit couvent. Vous serez logé bien ou mal, mon cher ami, et nous aurons le plus grand soin de votre santé. Je vous ouvrirai un cœur qui est tout à vous ; nous plaindrons ensemble le sort de la littérature et de ceux qui la cultivent.
Vous vous doutez bien à quel excès le libelle du gazetier janséniste 1 m’a indigné. Voilà donc les ouvrages qu’on permet, tandis que les bons sont à peine tolérés et quelquefois proscrits !
Je crois qu’on a imprimé quelques sermons de l’abbé Bazin, et qu’ils se trouvent dans des recueils ; on m’en a même envoyé quelques passages. Sa Philosophie de l’Hist[oire] 2, qu’on m’imputait d’abord, et que, Dieu merci, on ne m’impute plus, n’a pas laissé d’être bien reçue en Angleterre et dans tous les pays étrangers. On me mande que cet ouvrage a paru instructif et sage . Mais il n’est pas juste qu’on m’attribue tous les ouvrages nouveaux qui paraissent : je ne veux ni d’un honneur ni d’une honte que je ne mérite pas. Je suis hors d’état de travailler ; je voudrais au moins que les autres fissent ce que je ne puis plus faire. La Harpe, qui est toujours chez moi, m’avait promis une tragédie ; il n’a rien commencé . Vitanda est improba syren desidia 3.
J’attends patiemment le paquet que m’a promis Briasson, et je me flatte que nous lirons ensemble ce qu’il contient . Nous en raisonnerons, et ce seront les moments les plus agréables de ma vie. »
1 Voir lettre du 25 juin 1765 à Chabanon : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2020/10/18/il-faut-que-le-petit-troupeau-des-gens-qui-pensent-se-tienne-serre-contre-l.html
2 C'est le 3 juillet 1765 précisément qu'Agnan-Philippe Miché de Rochebrune rapporte avoir fouillé le local du libraire Joseph Merlet sans trouver d'exemplaire de La Philosophie de l'histoire ; Merlet a déclaré en avoir reçu six la semaine précédente qu'il a donnés au vice-chancelier, au premier président, à M. de Périgny, à M. de La Live, à la marquise de Livry et à M. de Malesherbes .
Voir : http://www.e-enlightenment.com/person/micheagnan002542/
et : http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130491b1d/?letters=decade&s=1760&r=10487
3 Il faut fuir la paresse, sirène trompeuse ; Horace, Satires, II, iii, 14-15 .
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