24/03/2021
Gardez d’être réduit au hasard dangereux Que les chefs de l’État ne trahissent leurs vœux
... Que faire ? Comment vaincre le hasard, dangereux de surcroit ?
SGDG !
« A Henri-Louis Lekain
29è novembre 1765 à Ferney
Mon cher grand acteur, j’ai reçu votre Adélaïde. Je m’imagine que la maladie de M. le Dauphin et les tracasseries de Bretagne ne permettent pas qu’on donne une grande attention aux vers bons ou mauvais. J’ai peur que cette année-ci ne soit pas l’année de votre plus grosse recette ; mais si Mlle Clairon ne donne pas sa démission, vous pourrez encore vous tirer d’affaire. M. de La Harpe me mande que vous avez donné la préférence à Stockholm sur Tolède1. Je ne doute pas qu’il n’y ait dans sa pièce autant d’intérêt que dans celle de Piron2, avec de plus beaux vers.
Quant à la pauvre Adélaïde, elle ne me paraît pas si heureuse à la lecture qu’à la représentation. Je vois bien que vos talents l’avaient embellie. L’édition a beaucoup de fautes qui ne sont point corrigées dans l’errata. Il me tombe sous la main un vers que je n’entends point du tout, c’est à la page 30 :
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’État ne trahissent leurs vœux3.
Cela n’est ni français pour la construction, ni intelligible pour le sens. J’ai fait beaucoup de mauvais vers en ma vie ; mais, Dieu merci, je n’ai pas à me reprocher celui-là ; il est plat et barbare. Voilà où mène la malheureuse coutume de couper et d’étriquer des tirades. Quoique je sois bien vieux, je ne laisse pas d’avoir un peu de goût, et même un peu d’amour-propre, et je suis fâché d’être si ridicule. Je vois bien qu’il n’y a plus de remède. Je vous prie, pour me consoler, de me mander comment vont les spectacles, les plaisirs ou l’ennui de Paris, et de ne plus mettre Comédie française en contre-seing sur vos lettres . Il est fort indifférent pour la poste que vos lettres viennent de la Comédie française ou de la Comédie italienne 4 . Ce qui n’est pas indifférent, c’est votre amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur.
V.
Je reçois votre lettre du 23 5. Je ne crains pas que le temple6 vous fasse grand tort, si Gustave Vasa est beau et bien joué. »
1 Dans le Gustave Vasa de La harpe la scène est à Stockholm, et dans le Dom Pèdre de Voltaire elle est à Tolède ; voir lettre du 16 novembre 1765 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2021/03/14/vous-avez-regarde-ma-liberte-ma-foi-comme-un-bien-de-conquet-6303360.html
2 Gustave Vasa, une des meilleures tragédies de Piron , jouée en 1733 .
3 V* revient sur ces deux vers dans la Préface de l'édition de 1768 de son Théâtre : https://fr.wikisource.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_(Voltaire)/Avertissement#2
4 V* ne manifeste pas la même équanimité pour la Comédie-italienne lorsqu'elle tire ses succès des pièces de Marivaux, et à l'occasion des parodies de ses propres œuvres . Voir notamment le Pot pourri pour connaître précisément son attitude à l'égard des troupes de théâtre à cette époque . Voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Pot-pourri
et http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/voltaire-pot-pourri.html
5 On ne la connait pas .
6 La mauvaise édition d’Adélaïde du Guesclin donnée par Duchesne, qui avait pour enseigne au temple du Goût. Voir : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5781021c.texteImage
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