11/11/2021
Je la prendrais, cette route, si les hommes qui aiment la vérité avaient du zèle ; mais on n’en a point, on est arrêté par mille liens, on demeure tranquillement sous le glaive
... Pessimiste ! mais pas si loin de la réalité actuelle. Le glaive est le profit à tout prix, y compris celui de la détérioration du climat . COP26 : mascarade !
« A Etienne-Noël Damilaville
18 auguste 1766 1
Ils en ont menti, les vilains Velches ; ils en ont menti, les assassins en robe. Je peux vous le dire en sûreté dans cette lettre . C’est par une insigne fourberie qu’on a substitué le Dictionnaire philosophique au Portier des Chartreux 2, que l’on n’a pas osé nommer à cause du ridicule.
Je sais, à n’en pouvoir douter, que jamais livre de philosophie ne fut entre les mains de l’infortuné jeune homme qu’on a si indignement assassiné.
Je ne vois, mon cher frère, que cruauté et mensonge. Il est si faux qu’on m’ait refusé, qu’au contraire on m’a prévenu, et qu’on a même tracé la route que je devais prendre 3. Je la prendrais, cette route, si les hommes qui aiment la vérité avaient du zèle ; mais on n’en a point, on est arrêté par mille liens, on demeure tranquillement sous le glaive, exposé non-seulement aux fureurs des méchants, mais à leurs railleries. Les fanatiques triomphent. Que deviendra votre ami 4? quel rôle jouera-t-il, quand l’ouvrage auquel il a travaillé vingt années devient l’horreur ou le jouet des ennemis de la raison ? Ne sent-il pas que sa personne sera toujours en danger, et que ce qu’il peut espérer de mieux est de se soustraire à la persécution, sans pouvoir jamais prétendre à rien, sans oser ni parler ni écrire ?
Le chevalier de Jaucourt, qui a mis son nom à tant d’articles, doit-il être bien content ? Enfin six ou sept cent mille sots huguenots ont abandonné leur patrie pour les sottises de Jean Chauvin, et il ne se trouvera pas douze sages qui fassent le moindre sacrifice à la raison universelle, qu’on outrage ? Cela est aussi honteux pour l’humanité que l’infâme persécution qui nous opprime.
Je dois être très mécontent que vous ne m’ayez pas écrit un seul mot de votre ami, que vous ne m’ayez pas même fait part de ses sentiments. Je vois bien que les philosophes sont faits pour être isolés, pour être accablés l’un après l’autre, et pour mourir malheureusement sans s’être jamais secourus, sans avoir seulement eu ensemble la moindre intelligence ; et quand ils ont été unis, ils se sont bientôt divisés, et par là même ils ont été en opprobre aux yeux de leurs ennemis. Ce n’était point ainsi qu’en usaient les stoïciens et les épicuriens . Ils étaient frères, ils faisaient un corps, et les philosophes d’aujourd’hui sont des bêtes fauves qu’on tue l’une après l’autre.
Je vois bien qu’il faut mourir sans aucune espérance. Cependant ne m’abandonnez pas, écrivez à M. Boursier sur la manufacture, sur M. Tonpla, sur toutes les choses qu’il entendra à demi-mot. Je ne vous dirai pas aujourd’hui, mon cher frère écrasez l’infâme, car c’est l’infâme qui nous écrase . Voici un petit mot pour le prophète Élie5. »
1 Dans la copie contemporaine Darmstadt B. manque la dernière phrase .
2 Allusion au fait que le Dictionnaire philosophique saisi chez le chevalier de La Barre a été condamné au feu en même temps que le chevalier . Sur Le Portier des Chartreux, voir note 13 de https://satires18.univ-st-etienne.fr/texte/contre-le-franc-de-pompignan-et-autres-adversaires-de-voltaire/le-pauvre-diable
et : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1511476g/f9.item
et lettre à Jean-Robert Tronchin du 6 juillet 1757 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/11/18/ce-n-est-point-avoir-vaincu-que-de-ne-pas-poursuivre-vivemen.html
3 Offre de service de Frédéric II de juillet 1766 : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1766/Lettre_6409
4 Diderot .
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Nous avons plus de commentaires que de lois ; et ces commentaires se contredisent . Je ne connais qu'un juge équitable, encore ne l'est-il qu'à la longue : c'est le public
... Ce mal français perdure , hélas .
« A Jean-Baptiste-Jacques Élie de Beaumont
Le 19 auguste [1766] 1
Je ne conçois plus rien, mon cher Cicéron, à la jurisprudence de ce siècle . Vous rendez l'affaire de M. de La Luzerne claire comme le jour, et cependant les juges ont semblé décider contre lui . Je souhaite que d'autres juges lui soient plus favorables . Mais que peut-on espérer ? Tout est arbitraire .
Nous avons plus de commentaires que de lois ; et ces commentaires se contredisent . Je ne connais qu'un juge équitable, encore ne l'est-il qu'à la longue : c'est le public . Ce n'est qu'à son tribunal que je veux gagner le procès des Sirven . Je suis très sûr que votre ouvrage sera un chef-d’œuvre d'éloquence qui mettra le comble à votre réputation . Votre succès m'est nécessaire pour balancer l'horreur où me plongera longtemps la catastrophe affreuse du chevalier de La Barre qui n'avait à se reprocher que les folies d'un page , et qui est mort comme Socrate . Cette affaire est un tissu d'abominations qui inspire trop de mépris pour la nature humaine .
Vous plaidez, en vérité, pour le bien de madame votre femme comme Cicéron pro domo sua 2. Je ne vois pas qu'on puisse vous refuser justice . Vous aurez une fortune digne de vous, et vous ferez des Tusculanes après vos Oraisons .
Je croyais que Mme de Beaumont était entièrement guérie . Ne doutez pas, mon cher monsieur, du vif intérêt que je prends à elle . Je sens combien sa société doit vous consoler des outrages qu'on fait tous les jours à la raison . Que ne pouvez-vous plaider contre le monstre du fanatisme ! Mais devant qui plaideriez-vous ? Ce serait parler contre Cerbère au tribunal des furies . Je m'arrête pour écarter ces affreux objets, pour me livrer tout entier au doux sentiment de l'estime et de l’amitié la plus vraie . »
1 L'édition de Kehl suivant la copie Beaumarchais et suivie des éditions place la lettre en 1769 ; Charrot a fait remarquer l'erreur .
2 Pour sa maison, ce qui veut dire, en fait pour lui .
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