14/11/2023
nous avons surtout été les dupes de tous ceux qui ont continuellement mangé à notre table et qui n'ont pas eu ensuite la plus légère attention pour vous et pour moi
... La reconnaissance du ventre n'est plus de mise, pas plus que chez le patriarche ferneysien .
« A Marie-Louise Denis
22è mars [1768]
Je vous prie, ma chère nièce, de considérer que jamais vous ne retrouverez ce que Jacob Tronchin, tout émerveillé de son lot de quatre-vingt-dix mille livres, vous a proposé, et qu'il ne proposera plus . Il vous faut une somme considérable d'argent comptant pour être agréablement meublée à chez vous Paris . Je vous l'ai dit, je vous le répète, il n'y a point de fermier qui donnât trois mille livres par an de la terre . Les Detournes en ont offert cent soixante mille livres et se sont dédits le lendemain . Les Genevois achètent à bon marché et vendent cher . M. de Boisy nous a trompés en distrayant de sa terre une montagne et un pré considérable qu'il a vendus depuis à d'autres 1. Le président De Brosses m'a trompé plus indignement . Nous avons été les dupes de tous ceux avec qui nous avons eu affaire, excepté dans les acquisitions de l’Ermitage, et du domaine Déodati 2, et nous avons surtout été les dupes de tous ceux qui ont continuellement mangé à notre table et qui n'ont pas eu ensuite la plus légère attention pour vous et pour moi . Vous sentez que le séjour de Ferney ne peut être supportable à une femme de Paris qu'en y ayant une cour ; et c'est ce qui n'est plus possible 3.
A peine êtes-vous partie que tout le monde est tombé sur moi , jusqu'à Shwert qui veut qu'on lui paye des mémoires soldés et payés depuis six ans, les sœurs de charité redemandent les terres que la Burdet a vendues, Brunet fait un procès pour des broussailles, Mme de Monthoux est devenue insolvable . On m'a présenté de Genève vingt mémoires que je ne connaissais pas . Il faut payer au fermier de la chambre des finances de Genève des cens et lods et ventes, dont Boisy n'avait eu garde de me donner connaissance . Il faut payer considérablement à Mme Donop 4. Je ferai face à tout, j'acquitterai tout, mais il faut absolument vendre ce château d'Armide ou vous résoudre à n'en tirer jamais rien . Les premiers moments de la défaite du Conseil ont fait penser quelques Genevois à se retirer dans des terres au pays de Gex . Dans trois mois ils n'y songeront plus : ils supporteront tranquillement leur petite honte, vous n'avez que ce moment et vous le laissez échapper . Cent mille francs d'argent comptant valent mieux pour vous dans la situation où vous êtes que quatre terres de Ferney ; soit que vous vivez avec l'abbé 5, soit avec l'enfant 6 il vous faut une maison commode, et des soupers agréables . Vous retrouverez à Paris vos anciens amis qui n’écrivaient point à Ferney, mais qui ne vous quitteront pas, tant qu'ils pourront se rassembler chez vous à souper . Vous serez à portée de veiller sur votre fortune, à portée des bons médecins, et de tous les secours . Vous irez aux spectacles dans une petite loge, voilà votre vie arrangée .
Tout ce que je crains à présent, c'est que vous ne puissiez pas vendre Ferney dont le prix baisse tous les jours . Envoyez-moi à tout hasard une procuration pour le vendre . Je ne ferai rien sans Christin . Je tâcherai de renouer avec Tronchin . Envoyez la procuration chez Damilaville qui me la fera tenir contresignée pour plus de sûreté . Je recommande encore le maréchal et les héritiers du prince de Guise . Je ne vous ai parlé que d'affaires . Mon cœur n'en est pas moins tendre pour vous . »
1 Le marché a été conclu en octobre 1768 .
2 Voir lettre du 18 novembre 1758 à Jena-Robert Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/12/12/voila-le-commencement-de-la-debacle-vous-aurez-un-peu-de-vir-5245118.html
3 Les causes du départ de Mme Denis sont loin d'être claires . Wagnière lui-même n'en était pas bien informé . Il peut pourtant être intéressant de savoir ce qu'il en dit à Damilaville dans une lettre presque exactement contemporaine de celle-ci, à savoir du 21 mars 1768 ; la voici .
« Je n'ai point le cœur moins navré que vous, monsieur,de la séparation de Mme Denis d'avec M. de Voltaire . Son départ est réellement un problème bien difficile à résoudre . Les causes qu'en donne votre ami sont trop peu essentielles pour qu'on les croie . On ne s'imaginera jamais qu'un départ aussi précipité et la manière dont il a traité Mme Denis, M. et Mme Dupuits soient occasionnés par le besoin de l’arrangement de leurs affaires, et pour la raison qu'il vous donne encore dans sa lettre d'aujourd'hui .
Le commencement de la querelle vient de ce qu'elle lui dit que les Repré[sentant]s de Genève ne l'aimaient pas plus que les Négatifs, et cela en plaisantant . Sur ces seules paroles il la força de partir, et réforma sa maison, en convenant avec elle de dire que leurs affaires demandaient absolument sa présence à Paris .
Par toutes les réflexions que j'ai pu faire et par ce qu'il m'a dit, j'ai vu que son parti était pris dès longtemps ; qu'il était las d'être l'aubergiste de tous les passants et de la dépense que l'on faisait . Voilà, monsieur, les seules raisons que je connais d'une séparation bien extraordinaire, et qui doit le paraître à tout le monde .
Il veut vivre seul, il ne veut recevoir personne, pas même ses amis les plus attachés à lui qui lui ont offert de venir le voir .
J'ignore absolument si la personne dont vous me parlez a déployé son caractère dans cette aventure . Je vous avoue en bon Suisse que je ne le crois pas, quoique je la connaisse bien . Elle est utile parce qu'elle joue aux échecs, aussi voilà toute son utilité . Mais jamais elle n'aura d'empire, et je suis intéressé à y veiller .
M. de Voltaire ne m' a pas caché qu'il ne voulait point que Mme Denis revint dans ce pays ; il voulait vendre la terre pour aller à Tournay ; je ne sais encore s'il le fera , il n'a aucune résolution fixe . Cela me mettrait au désespoir . Je lui ai dit tout ce qu'on peut dire ; je désirerais qu'il finit sa carrière heureusement . Je l'aime, je lui suis attaché comme à un père depuis quatorze ans, et je vous assure qu'il faut que je l'aime bien pour ne m'être pas séparé de lui , lorsque au bout de quatorze ans qu'il m'a rendu un petit service qu'il m'avait offert, il me le fait sentir souvent d'une manière humiliante et bien sensible à mon cœur ; lorsqu'ayant perdu ma jeunesse et ma santé pour remplir mon devoir et cherché à lui plaire, je me vois sans la moindre fortune et sans le moindre fruit de mes peines . Malgré tout cela je donnerais ma vie pour prolonger la sienne, tant je lui suis tendrement attaché et j'oublie tous mes chagrins .
Je vous ai parlé avec confiance, je parle à son vrai ami, et je ne parle qu'à cet ami seul, et je le supplie de ne pas faire mention d'un seul mot de tout ceci à qui que ce soit, pas même à Mme Denis, et je suis bien sûr de votre discrétion sans quoi je serais perdu et regardé comme un traître à mon maître . Il est dune défiance étonnante ; le moindre mot lui fait ombrage, il en tire des conséquences qui n'y ont nul rapport .
J'ai réussi à le détourner d'aller en Suisse où il voulait aller s'établir .
Quoique M. de La Harpe lui ait fait une indiscrétion qui aurait pu retomber sur moi et qu'il soit d'une arrogance insupportable, cependant son sort fait pitié, et il sera perdu ; et pour que M. de Voltaire l'oublie, il ne faut absolument pas lui en parler davantage ; c'est une remarque que j'ai faite depuis longtemps .
Il se porte très bien, il est fort gai, et quelquefois de mauvaise humeur . Il travaille, il s'amuse ; et j'espère que la belle saison lui fera perdre l'envie de quitter la maison qu'il a bâtie, et qu'il finira tranquillement ses jours dans son agréable retraite .
Je suis pénétré de tout ce que vous voulez bien me dire d'obligeant ; je sens tout le prix de votre amitié .
Si l'on débite des sottises dans vos quartiers, il n'y a sorte de bêtises que l'on ne dise pas ici .
Adieu, monsieur, conservez votre bienveillance à une personne qui la mérite par ses sentiments pour vous .
J'ai pris la liberté de vous adresser il y a quelques jours un paquet sans adresse pour Mme Denis pour des affaires particulières . Je la plains bien, car je l'aime sincèrement ; c'est le meilleur cœur du monde . »
4Voir sur Mme Donop la lettre du 16 février 1755 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/12/01/tout-le-pays-ou-je-suis-s-est-empresse-a-me-donner-les-marqu.html
5 Abbé Mignot .
6 Mme Dupuits .
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