02/03/2025
J'oublie entièrement les choses auxquelles il n'y a point de remède
.... C'est dit, c'est fait .
« A Marie-Louise Denis
rue Bergère vis-à-vis l'hôtel des Menus
à Paris
Par Lyon ce 18 août au soir 1769
Je reçois dans ce moment votre lettre du 10 août 1 par M. Des Franches, ma chère amie . Elle est curieuse . D'abord je vous envoie par M Lefèvre la seconde édition d'un livre qui parait dans les pays étrangers 2 . Vous ne recevrez par ce courrier que le second volume pour ne pas faire un trop gros paquet . Il y en a encore d'autres éditions, mais elles ne sont pas parvenues jusqu'à moi .
Il y a quelques jours que j'envoyai par M. de La Sourdière à Mme la présidente 3 une petite édition fort jolie du Siècle de Louis XIV et de Louis XV, dans laquelle on avait inséré de petits papiers qui indiquaient les endroits les plus gérables pour son notaire et pour M. de La Sourdière lui-même . Peut-être n'y aura-t-on pas fait beaucoup d'attention, mais on ne me saura pas mauvais gré .
Venons au fait actuellement . Je suis bien vieux et bien faible ; je ne suis pas fait pour habiter auprès de Gonesse 4, à moins que je n'y vécusse dans la plus profonde solitude . Je touche à ma soixante et seizième année, tout fracas me tuerait en trois jours . Si j'allais auprès de Gonesse, ce ne serait que pour vous voir et pour y être ignoré .
Je dis plus que jamais : Vanité des vanités, et tout n'est que vanité 5. Cependant j'aurais la vanité de souhaiter que Les Guèbres réussissent . Je suis persuadé qu'ils seront très bien joués par La Harpe . Vous faites très bien d'y aller, et je ne veux pas qu'il croient jamais que je me plaigne de lui 6 . J'oublie entièrement les choses auxquelles il n'y a point de remède 7. Ce serait pour moi une chose essentielle que cette tragédie réussit ; j'en suis le parrain, j'ai aidé l'auteur, je m'y intéresse comme si je l'avais faite . Mais quand on la jouerait actuellement sur le théâtre de Paris, je ne pourrais venir la voir, quelque envie que j'aie de vous embrasser . Non seulement il me faut du temps pour raccommoder un peu ma machine, mais la crise où je suis avec les agents de M. de Virtemberg ne me permet guère de m'écarter avant le mois de novembre ; je ne crois pas d'ailleurs qu'avant ce temps-là il faille faire la moindre tentative pour les affaires que je puis avoir avec le notaire Wim 8. Il serait bon sans doute de ménager les bonnes intentions de Mme la présidente Le Long . Je dois absolument ignorer si elle est bien ou mal avec votre beau-frère . Mon âge et mon éloignement me mettent à couvert de toutes ces tracasseries de famille .
La conduite de M. et Mme Binet ne me parait pas adroite , mais je le crois riche et au-dessus de ses affaires .
Pour moi tout ce que je puis dire pour le moment présent, c'est que je dois envisager une mort prochaine et qu'il faut que je vous embrasse avant de sortir de ce monde . Encore une fois, attendons jusqu'au mois de novembre . Si je suis assez heureux pour être en état de venir passer trois mois avec vous, et vous amener ensuite à votre campagne, je voudrais absolument ne prendre que l'appartement de Mme Dupuits ; j'y serais très bien, je n'irais souper chez qui que ce soit, je ne sortirais point ; nous donnerions à souper chez nous à nos amis trois ou quatre fois par semaine, après quoi vous viendriez voir votre château et votre Châtelard, qui consolent bien de toutes les amertumes de la vie, et qui font oublier toutes les illustres misères de ce monde .
Adieu ma chère amie, vous êtes ma consolation et mon espérance . »
1 Il s'agit d'une seconde lettre du même jour où Mme Denis parle librement des intrigues opposant à la cour Choiseul et Mme Du Barry . Mme Denis propose à V* de venir à Paris, en disant « que ce n'est que pour trois mois », puis éventuellement de s'y installer, en achetant une maison de campagne . Après avoir convenu d'un code pour désigner les principaux personnages de la cour ('« je serai en état de vous mander dans huit jours la réponse du roi . Je l'appellerai M. de La Vime, Mme Du Barry Mme Le Long, vous M. Talon, et M. de Choiseul mon beau-frère », elle conclut en disant à son oncle « Souvenez-vous bien qu'il faudra que vous accordiez Mme Du Barry avec M. de Choiseul » . Le porteur de la lettre devait être le sieur Des Franches, d’où la liberté d'expression de Mme Denis .
2La seconde édition de l'Histoire du Parlement de Paris
3 Cet exemplaire destiné à Mme Denis avait été envoyé en même temps que la lettre du 31 juillet 1769 à Richelieu : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2025/02/04/bien-presenter-cette-edition-telle-qu-elle-est-sans-oter-les-6533870.html
4 Dans la région Nord de paris ; allusion au projet de maison de campagne de Mme Denis .
5 L'Ecclésiaste, I, 2 : https://www.biblegateway.com/passage/?search=Eccl%C3%A9siaste%201-2&version=LSG
6 Dans la lettre évoquée plus haut, Mme Denis a rapporté à V* que La Harpe l'a invitée à assister à une représentation privée des Guèbres à Orangis, avec les d'Argental : « […] M. d'Argental a accepté et veut que j'y aille avec lui. Je me suis hasardée dans l’espoir que le ministre prendrait bien la chose . »
7 Par cette phrase, V* peint un aspect intéressant de son caractère . Il « oublie entièrement les choses auxquelles il n'y a point de remède » pour se consacrer à celles sur lesquelles il peut agir .
8 Wim est une variante du nom de code Vim, Vime ou Vimes désignait Louis XV ; voir lettre du 11 septembre 1769 à Mme Denis .
10:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
Écrire un commentaire