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08/01/2010

la renommée ne sait souvent ce qu’elle dit

 http://www.youtube.com/watch?v=gQLtCoh5EaI&NR=1&f...

Petit clin d'oeil à Nicolas qui porte en lui un esprit voltairien ! Bon sang ne saurait mentir !

 

 

célérité guerrier warhammer.jpg

 

 

 

« A Claude-Etienne Darget    [ 1]

 

A Lausanne 8 janvier 1758

 

                            Vous me demandez, mon cher et ancien compagnon de Potsdam, comment Cinéas [ 2] s’est raccommodé avec Pyrrhus. C’est premièrement que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie Mérope, et me l’envoya. C’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clé qui n’est pas celle du paradis, et  toutes ses faveurs qui ne conviennent plus à mon âge. C’est une de ses sœurs qui m’a toujours conservé ses bontés qui a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros –poète  –philosophe –guerrier –malin –singulier –brillant –fier -modeste etc. et le Suisse Cinéas retiré  du monde [ 3]. Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos retraites soit de Lausanne soit des Délices. Nos conversations pourraient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison de Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintre, un canal de douze grandes lieues de long que l’œil enfile d’un côté, et un autre de quatre à cinq lieues, une terrasse qui domine sur cent jardins, ce même lac qui présente un vaste miroir au bout de ces jardins, les campagnes de la Savoie au-delà du lac, couronnées par les Alpes qui s’élèvent jusqu’au ciel en amphithéâtre, enfin une maison où je ne suis incommodé que des mouches au milieu des plus rigoureux hivers. Madame Denis l’a ornée dans le goût d’une Parisienne. Nous y faisons beaucoup meilleure chère que Pyrrhus. Mais il faudrait un estomac, c’est un point sans lequel il est difficile aux Pyrrhus et aux Cinéas d’être heureux. Nous répétâmes hier une tragédie. Si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir. C’est ainsi que nous oublions les querelles des rois, et celles des gens de lettres : les unes affreuses, les autres ridicules.

 

                            On nous a donné la nouvelle prématurée d’une bataille entre M. le maréchal de Richelieu et M. le prince de Brunswik ; il est vrai que j’ai gagné aux échecs une cinquantaine de pistoles à ce prince mais on peut perdre aux échecs une cinquantaine de pistoles, et gagner à un jeu où l’on a pour second trente mille baïonnettes. Je conviens avec vous que le roi de Prusse a la vue basse, et la tête vive, mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité. Le fonds de son armée a été discipliné pendant plus de quarante ans. Songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries qui voient leur Roi tous les jours, qui sont connues de lui, et qu’il exhorte chapeau bas à faire leur devoir ; souvenez-vous comme ces drôles-la font le pas de côté et le pas redoublé, comme ils escamotent les cartouches en chargeant, comme ils tirent six à sept coups par minute. Enfin leur maître croyait tout perdu, il y a trois mois il voulait mourir, il me faisait ses adieux en vers et en prose, et le voilà qui par sa célérité et par la discipline de ses soldats gagne deux grandes batailles en un mois, court aux Français, vole aux Autrichiens, reprend Breslau [ 4 ], a plus de quarante mille prisonniers et fait des épigrammes. Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie si vive et si compliquée. Heureux qui regarde d’un œil tranquille tous ces grands évènements du meilleur des mondes possibles.

 

                            Je n’ai point encore tiré au clair l’aventure de l’abbé de Prades [ 5 ]; on l’a dit pendu. Mais la renommée ne sait souvent ce qu’elle dit. Je serais fâché que le roi de Prusse fît pendre ses lecteurs. Vous ne me dites rien de M. du Verney. Vous ne me dites rien de vous. Je vous embrasse bien tendrement et j’ai une terrible envie de vous voir.

 

                            Le Suisse V. »



1- Cette lettre fut publiée dans le Journal encyclopédique du 1er juillet 1758, et V* s’en plaindra à Darget le 17 juillet et le 16 septembre  et à Pierre Rousseau, directeur du Journal, le 24 août . Il se plaindra qu’elle a été « falsifiée » : il y manque effectivement le dernier paragraphe.

2- Cinéas était un habile négociateur qui conseilla à Pyrrhus de cesser de faire la guerre et profiter de la vie.

3- Wilhelmine, la margravine de Bayreuth. V* ne fait pas de référence aux négociations secrètes de paix qui se faisaient par son intermédiaire.

4- Frédéric a remporté la bataille de Rossbach le 5 novembre 1757, Leuthen le 5 novembre, Breslau en décembre.

5- On disait qu’il était accusé d’avoir conspiré contre le roi de Prusse ; Frédéric le soupçonnait seulement d’indiscrétion et l’a fait mettre à Magdebourg.

 

La renommée : sonnez trompettes !