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13/12/2008

rich man, very poor men

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« A Jean-Robert Tronchin

 

         Je suis bien plus coupable encore que vous ne dites, mon cher correspondant, et je crois vous avoir fait ma confession par ma dernière lettre, car outre la terre de Ferney que j’ai achetée pour les miens, et où je bâtis, j’ai encore acheté à vie la comté de Tournay du président De Brosses et lui ai donné une lettre de change sur vous payable aux Saints, de 16 mille livres, et une pour les Rois, de 19 000 livres, qui seront payées à moins qu’il ne survienne quelque accident qui rompe cette affaire et en ce cas je vous donnerais avis.

         Après vous avoir fait ma confession, voici comme je prétends à l’absolution. 1° les 130 000 livres données à l’Electeur palatin assurent une rente considérable à Mme Denis, et je regardais comme un devoir de prendre soin de sa fortune. 2° les 90 000 livres entre les mains de notre ami Labat [qui les prête à la duchesse de Saxe Gotha] sont une très bonne affaire, et le capital rentre dans les 3 ans ½.

Je vais actuellement vous ouvrir mon cœur sur le reste. Ce cœur est trop à vous pour vous être caché. Après avoir pris le  parti de rester auprès de votre lac, il fallait soutenir ce parti. Mais vous savez qu’à Genève il y a des prêtres comme ailleurs. Vous n’ignorez pas qu’ils ont voulu me jouer quelques tours de leur métier. Ils ont continuellement répandu dans le peuple que j’étais venu chercher un asile dans le territoire de Genève et ils ont feint d’ignorer que j’avais fait à Genève l’honneur de la croire libre et digne d’être habitée par des philosophes. J’ai opposé la patience et le silence à toutes leurs manœuvres. J’ai pris une belle maison à Lausanne pour y passer les hivers. Et enfin je me vois forcé d’être le seigneur de deux ou trois prédicants, et d’avoir pour mes vassaux ceux qui osaient essayer de m’inquiéter. J’ai tellement arrangé l’achat de Tournay que je jouis pleinement et sans partage de tous les droits seigneuriaux, et de tous les privilèges de l’ancien dénombrement.

         La terre de Ferney est moins titrée, mais non moins seigneuriale. Je n’y jouis des droits de l’ancien dénombrement que par grâce du ministère, mais cette grâce m’est assurée. J’aime à planter, j’aime à bâtir et je satisfais les seuls goûts qui consolent la vieillesse. J’étais las d’acheter pour 3000 livres de bois de chauffage par an, et de n’avoir pas chez moi assez de fourrage pour mes chevaux. J’avais parmi mes domestiques un vigneron en titre d’office, pour cultiver deux arpents de vigne [environ 1 ha]. J’avais deux jardiniers pour un petit potager, et un équipage de charrue au semoir pour semer deux coupes de blé. Ces domestiques seront mieux employés dans de plus grands domaines, et ne me coûteront pas davantage. Les deux terres l’une compensant l’autre me produisent le denier vingt, et le plaisir qu’elles me donnent est le plus beau de tous les deniers.

Je réduirai à la modestie le château que je bâtis à Ferney. J’ai d’ailleurs d’entrée de jeu les pierres, la chaux et presque tous les bois. Vous voyez dans quels détails j’entre avec vous. J’y suis autorisé par votre amitié. Enfin je me suis rendu plus libre en achetant des terres en France que je ne l’étais n‘ayant que ma guinguette de Genève et ma maison de Lausanne. Vos magistrats sont respectables, ils sont sages, la bonne compagnie de Genève vaut celle de Paris, mais votre peuple est un peu arrogant, et vos prêtres un peu dangereux. Vos parents et vos amis me dirent il y a plusieurs mois, qu’ils croyaient nécessaire de me faire recommander à Genève par le ministère de  France. J’ai pris le parti de me recommander moi-même, et d'être chez moi maître absolu. J’en serai beaucoup plus maître dans l’ermitage des Délices.

Somme totale j’ai ajouté deux grands degrés à ma félicité et je l’ai affermie, et somme totale par rapport aux finances, soyez sûr que si je vis encore quatre ans vous m’enverrez un compte pareil à celui de 1757. Pardonnez- moi donc, mon cher confesseur. J’ai reçu le groupe jaune et blanc [250 louis d’or et 50 d’argent]. Je vous remercie tendrement de tous vos  soins et je suis encore plus sensible à l’amitié avec laquelle vous me parlez de mes intérêts.

 

V.

13 décembre 1758. »

 

 

Yes, il l’a fait ! Les revenus sont conséquents, offrons nous un territoire pour être (chez moi) maître absolu et éviter de se frotter davantage à ce peuple un peu arrogant . Il est titré, il va bâtir, il va faire cultiver, il va recevoir, il va briller, non pas quatre ans, mais vingt ans. Inespéré ! Fernex devient Ferney et enfin ça bouge dans ce coin insalubre du Pays de Gex.

Hier soir, j’ai vu le reportage Thalassa sur Haïti : j’ai du mal à concevoir que des humains en soient réduits à être des bousiers, oui des bousiers !! Comment nommer des êtres qui mangent de la terre, en galettes salées certes, mais de la boue quand même. Comment prendre au sérieux des présidents et des gouvernements qui lâchent des millions pour la recherche spatiale, pour des guerres, … J’en viens à me demander ce que je fiche ici, je devrais être à l’Assemblée nationale pour engueuler les députés qui se votent des augmentations , qui rajoutent des lois aux lois, qui ne comprennent même plus ces misérables textes qui oppriment plus souvent qu’ils ne libèrent ; ils grimpent sur leurs gradins et sur leurs petits ergots et ne voient pas plus loin que le fond de leurs maroquins. Quant à la valse des bagues aux doigts des ministres et aux voyages non-stop présidentiels, passons, d’autres pendant ce temps trépassent …

Haïti , haï T, ha E.T. : ça y est, je débloque moi aussi ; je suis, comme disait de lui-même un copain de régiment polytechnicien et parachutiste, « fondamentalement lâche » et accessoirement courageux. Quand pourrons nous dire comme Voltaire « j’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage ». Hâtons nous …Engueulez moi , moi aussi...

 

06/12/2008

grain de sel dans les rouages à Ferney

« A Anne-Madeleine- Louise-Charlotte-Auguste de la Tour du Pin de Saint Julien

 

Je reçois , Madame votre lettre datée du 22. Si elle parvient à la postérité les commentateurs disputeront sur le mois et sur l’année. Mais notre petite colonne et moi nous attestons qu’au 22ème novembre 1776, vous nous avez comblés de bontés, et de très bons raisonnements.

Puisque vous daignez voir la requête assez inutile de nos colons, la voici .[« Au roi en son conseil » : requête concernant l’achat et la vente du sel]… Elle peut avoir été oubliée de tout le monde, surtout dans le  temps où l’on était occupé à l’établissement d’un nouveau ministère. Ce qui peut nous arriver actuellement de plus favorable, c’est qu’on nous oublie.

Malheureusement MM. Les fermiers généraux ne songent que trop à nous. Ils sont très attentifs à leurs trente milles francs ; ce n’est que cinq cents francs par an pour chacun de ces messieurs, mais ils ne négligent rien. La province est sur le point d’être écrasée par un impôt très lourd et très inégal dont on la charge. Non seulement on a travaillé à la répartition de cet impôt, mais à assurer des honoraires à celui qui est principalement chargé d’arranger notre ruine, et qui a seul tous les districts dans sa main [Fabry à Gex, subdélégué, syndic, maire, fermier des terres du Roi]… J’avais le bonheur de prêter ces dix mille écus tout ruiné que je suis, et j’étais d’accord avec nos Etats. Qu’a-t-on fait pendant ce temps-là ? On a suscité un homme inconnu, nommé Rose, ci-devant déserteur de la légion de Condé, aujourd’hui garde magasin pour les intérêts du Roi dans les ateliers de Racle. Cet homme employé secrètement est allé à Berne solliciter en son propre et privé nom la concession de six mille quintaux de sel à Berne. Il n’avait pas un sou pour les payer, mais il était bien cautionné.

…, M. Rose est un galant homme, il lui est permis d’acheter du sel où il voudra, mais cela n’est pas permis à vous autres ; vous ne pouvez pas faire un traité avec une puissance étrangère sans la permission du Roi. – Quoi ! Monsieur, ce qui est permis à un déserteur ne le serait pas à une province ? – Non, messieurs ; croyez-moi, écrivez au ministre des finances et au ministre des affaires étrangères. Les pauvres rats croient Raminagrobis [Fabry], ils écrivent aux ministres. Les ministres tout étonnés consultent les fermiers généraux. Ceux-ci répondent qu’on ne peut demander du sel de Berne que pour le verser dans les provinces de France limitrophes, et qu’il faut prévenir ce crime de haute trahison. En conséquence le ministère mande à l’ambassadeur du Roi en Suisse d’empêcher que  MM. de Berne ne donnent un litron de sel à la province de Gex. Ainsi les Etats ont été privés du secours sur lequel ils comptaient ; ils se sont eux-mêmes coupé la gorge et la bourse en croyant Raminagrobis et demandant au ministère de France une permission qu’ils auraient pu prendre en vertu de l’édit du Roi [élaboré par Turgot] sans consulter personne. Raminagrobis actuellement se moque d’eux, établit son impôt, établit ses honoraires, met à  part une somme considérable pour le receveur général de Bresse, Bugey, Valromey et Gex, auquel il faudra porter humblement notre contribution, dont il comptera comme il voudra avec MM. de la Ferme.

« Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes » Corneille, Cinna.

Nous sommes perdus, et il ne faut pas nous plaindre. Si nous crions, on nous enverra soixante bureaux de commis au lieu de trente que nous avions, et on nous mettra un baillon à  la bouche.

Quelques uns de nos étrangers qui ont acheté des maisons à Ferney vont les abandonner, et nous sommes menacés d’une destruction totale nous et notre obélisque, et la belle inscription latine que nous voulions y graver pour l’amusement des savants qui vont à Gex.

Si vous voulez, Madame, je vous conterai encore que lorsque j’étais pétrifié de ces désastres, j’ai reçu une lettre de M. le duc de Virtemberg qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu’il ne peut me payer un sou qu’au commencement de l’année 1778. Il y a dans ce procédé je ne sais quoi  de digne de la grandeur d’un roi de France, et ce qu’il a de bon, c’est que sûrement je serai mort de vieillesse et de misère, et ceux qui ont bâti mes maisons seront morts de faim avant l’an de grâce 1778.

M. Racle se tire d’affaire par son génie, indépendamment des rois et des princes ; il fait des chefs-d’œuvre en grands ouvrages de faïence, et les vend à de gens qui paient.

Il y a bien loin de tout cela, Madame, à la petite drôlerie dont vous avez vu l’esquisse [Irène]. Je n’ose vous en parler. Il faut avoir vingt cinq ans pour faire ces plaisanteries-là, et j’en ai quatre vingt trois. J’en suis plus faché que de toutes les traverses que j’essuie. Je me réfugie sous les ailes de mon brillant papillon, et sous l’égide de ma philosophe avec le plus tendre respect.

 

Voltaire

Le 5 décembre 1776 à Ferney »

 

 

"Si nous crions", on nous enverra des bataillons de commisssions qui étudieront, palabreront, tourneront en rond (et rond, petit patapon!), nous coûteront cher et accoucheront d'un projet mort-né comme de coutume lorsqu'il s'agit d'un progrès social.Mais il est vrai que comme au XVIIIème siècle, il y a "dans ce procédé je ne sais quoi  de digne de la grandeur [(d’un roi)] de la France". Hélas !!!