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30/12/2009

Laissons passer les fadeurs du jour de l’an

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental

 

30è décembre 1774

 

Ah ! mon cher  ange ! il faut que je vous gronde . M. de Thibouville, M. de Chabanon, Mme du Deffand m’apprennent que je venais vous voir au printemps . Oui, j’y veux venir, mais …

 

                            Je n’y vais que pour vous, cher ange que vous êtes . Je ne puis me monter à d’autres qu’à vous . Je suis sourd et aveugle, ou à peu près . Je passe les trois quarts de la journée dans mon lit, et le reste au coin du feu . Il faut que j’aie toujours sur la tête un gros bonnet, sans quoi ma cervelle est percée à jour . Je prends médecine trois fois par semaine, j’articule très difficilement, n’ayant pas, Dieu merci, plus de dents que je n’ai d’yeux et d’oreilles .

 

Jugez d’après ce beau portrait qui est très fidèle, si je suis en état d’aller à Paris in fiochi ? Je ne pourrais me dispenser d’aller à l’Académie et je mourrais de froid à la première séance.

 

                            Pourrais-je fermer ma porte, n’ayant point de portier, à toute la racaille des polissons soi-disant gens de lettres qui auraient la sotte curiosité de venir voir mon squelette ? et puis , si je m’avisais à l’âge de quatre vingt et un ans de mourir dans votre ville de Paris,, figurez-vous quel embarras, quelles scènes et quel ridicule ! Je suis un rat de campagne qui ne peut subsister à Paris que dans quelque trou bien inconnu . Je n’en sortirais pas dans le peu de séjour que j’y ferais . Je n’y verrais que deux ou trois  de vos amis, après qu’ils m’auraient prêté serment de ne point déceler le rat de campagne aux chats de Paris ?. J’arriverais sous le nom d’une de mes masures appelées terres, de sorte qu’on ne pourrait m’accuser d’avoir menti si j’avais le malheur insupportable d’être reconnu .

 

Gardez-vous donc bien , mon cher ange, d’autoriser ce bruit affreux que je viens vous voir au printemps . Dites qu’il n’en est rien, et je vais mander expressément qu’il n’en est rien.

 

                            Cependant consolez-vous de vos pertes, jouissez de vos nouveaux amis, de votre considération, de votre fortune, de votre santé, de tout ce qui peut rendre la vie supportable. Vous êtes bien heureux de pouvoir aller au spectacle ; c’est une consolation que tous vos vieux magistrats se refusent je ne sais pourquoi . C’était celle de Cicéron et de Démosthène . Notre parterre de la Comédie n’est rempli que de clercs de procureurs et de garçons perruquiers . Nos loges sont parées de femmes qui ne savent jamais de quoi il s’agit, à moins qu’on ne parle d’amour . Les pièces ne valent pas grand chose, mais je n’en connais pas de bonne depuis Racine, et avant lui il n’y a qu’une quinzaine de belles scènes, tout au plus .Mais je ne veux pas ici faire une dissertation.

 

                            Mon jeune homme m’occupe beaucoup . Si je puis parvenir seulement à écarter un témoin imbécile et très dangereux, je suis sur qu’il  gagnera son procès tout d’une voix. Il faudrait un avocat au Conseil bien philosophe, bien généreux, bien discret, qui prît la chose à cœur, et qui signât une requête au garde des Sceaux, pour obtenir la liberté de se mettre en prison, et de se faire pendre si le cas y échoit .Ces lettres du Sceau après les cinq ans de contumace ne se refusent jamais . Laissons passer les fadeurs du jour de l’an, et le tumulte du carnaval, après quoi nous verrons à qui appartiendra la tête de cet officier . Son maître commence à prendre la chose fort à cœur, mais non pas si chaudement que moi .Je regarde son procès comme la chose la plus importante et qui peut avoir les suites les plus heureuses, mais il faut que d’Hornoy m’aide . Ce sera à lui de disposer les choses de façon que rien ne traîne, et que ce ne soit qu’une affaire de forme . Je vais travailler de mon côté à écarter ce sot témoin, seul obstacle qui m’embarrasse ; si je ne réussis pas dans cette entreprise très sérieuse, je parviendrai du moins à procurer quelque fortune à cet officier auprès de son maître . Les Fréron et les Sabatier ne m’empêcheront pas de faire du bien tant que je vivrai.

 

Adieu, mon cher ange, amusez-vous, secouez-vous, occupez-vous, aimez toujours un peu le plus vieux, sans contredit, de tous vos serviteurs, qui vous aimera tendrement tant qu’il aura un souffle de vie .

 

                            Voltaire. »