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01/03/2010

Il y a une destinée sans doute, et souvent elle est bien cruelle

- Partir à la cloche de bois, quelle inélégance Mme Denis !!

- Oh ! c'est bien vrai ça !!

- Bon ! faute avouée est à demi-pardonnée  (seulement à demi ) .

 

« A Marie-Louise Denis

 

A Ferney mardi 1er mars

à 2 heures après midi [1768]

 

             Il y a une destinée sans doute, et souvent elle est bien cruelle. Je suis venu trois fois à votre porte, vous avez frappé à la mienne. J’ai voulu promener ma douleur dans le jardin. Il était 10 heures, je mettais l’aiguille sur 10 heures au globe solaire, j’attendais que vous fussiez éveillée. J’ai rencontré M. Mallet. Il m’a dit qu’il était affligé de votre départ. J’ai jugé qu’il sortait de votre appartement. J’ai cru que vous dîneriez au château comme vous l’aviez dit. Aucun domestique ne m’a averti de rien, ils croyaient tous que j’étais instruit. J’ai fait venir Christin[f1]  et  père Adam. Nous nous sommes entretenus jusqu’à midi. Enfin je retourne chez vous. Je demande où vous êtes. Wagnière me dit : « Eh quoi ! Vous ne savez pas qu’elle est partie à 10 heures : » Je me retourne plus mort que vif vers père Adam. Il me répond comme Wagnière : « J’ai cru que vous le saviez ! » Sur le champ j’envoie chercher un cheval dans l’écurie. Il n’y avait personne. Ainsi dans la même maison avec vingt domestiques nous nous sommes cherchés sans nous voir. Je suis au désespoir, et cette obstination de mon malheur m’annonce un avenir bien sinistre. Je sais que le moment de la séparation aurait été affreux ; mais il est plus affreux encore que vous soyez partie sans me voir, tandis que nous nous cherchions l’un l’autre. J’ai envoyé vite chez Madame Racle pour pleurer avec elle. Elle dîne avec Christin, Adam et son mari[f2]  ; et moi je suis très loin de dîner. Je me dévore et je vous écris. J’espère que ma lettre et les paquets pour M. de Choiseul et pour Marmontel vous seront rendus vendredi matin par M. Tabareau. Je les tenais tout prêts. J’avais encore d’autres papiers à vous communiquer quand vous êtes partie !

 

             Voici bien une autre preuve des persécutions de ma destinée. La Harpe est cause de mon malheur[f3]  . Qui m’aurait dit que La Harpe me ferait mourir à cent lieues de vous  n’aurait pas été cru. Enfin tout est avéré. Damilaville est allé chez cet Antoine qui demeure rue Hautefeuille. Cet Antoine que La Harpe disait lui avoir donné la copie de cette misère en question, cet Antoine qui ne lui avait donné qu’une copie infidèle sur laquelle il rectifia celles que lui La Harpe fit courir (parce que apparemment La Harpe en avait une copie fidèle). Remarquez bien tout cela ; Antoine a répondu que La Harpe en avait menti ; et n’a pas ajouté à son nom des épithètes bien honorables. La Harpe ne s’en est guère mieux conduit dans sa tracasserie avec Dorat[f4]  . Enfin voilà l’origine de mon malheur. Voilà ce qui ouvre à Ferney le tombeau que j’y ai fait bâtir. Je ne me plaindrai point de La Harpe ; je n’accuserai que cette destinée qui fait tout, et je pardonne entièrement à La Harpe.

 

             Vous verrez MM. de Choiseul, de Richelieu, d’Argental. Vous adoucirez mes malheurs ; c’est encore là votre destinée. Vous réussirez à Paris dans vos affaires et dans les miennes[f5]  , vous reverrez votre frère et votre neveu. Si je meurs je meurs tout entier à vous, si je vis ma vie est à vous. J’embrasse tendrement M. et Mme Dupuits[f6]  . Je les aime, je les regrette, j’ai le cœur percé.

 


 [f1]Avocat de Saint-Claude

 [f2]Architecte à Ferney entre autre des ailes nord et sud du château de V*.

 [f3]µ lui reproche d’avoir volé et repandu dans Paris pendant son voyage de l’automne 1767 le deuxième chant de La Guerre civile de Genève que Théodore Tronchin en particulier n’apprécia pas. Et Mme Denis a soutenu La Harpe.

 [f4]La Harpe avait composé une épigramme sur Dorat se treminant par : « Il est , si je l’en crois, un heureux petit-maître ; / Mais si j’en crois ses vers, ah ! qu’il est triste d’être / Ou sa maîtresse ou son lecteur ! » 1er novembre 1767. On attribua ces vers à V* ; il écrit à Damilaville le 18 février 1768 que La Harpe les a « mis sur son compte », et le 22, qu’il les a « faits ou laissés courir sous (s)on nom. Il protesta auprès de Dorat le 1er mars.

 [f5]Elle sera chargée en particulier de récupérer l’argent dû par le duc de Richelieu, par feu son beau-père le duc de Guise, et par le marquis de Lézeau.

 [f6]Marie-Françoise Corneille et son mari partis avec Mme Denis.

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