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16/01/2011

Jean-Jacques fait des lacets dans son village avec les montagnards; il faut espérer qu'il ne se servira pas de ces lacets pour se pendre

 

 

 

 

« A Jean Le Rond d'Alembert

 

 

18 janvier [1763]

 

Mon cher philosophe, si vous faites de la géométrie i pour votre plaisir, vous faites bien; s'il s'agit de vérités utiles, encore mieux; mais s'il ne s'agit que de difficultés surmontées, je vous plains un peu de prendre tant de peine. J'aimerais bien mieux, pour ma satisfaction, que vous donnassiez de nouveaux mémoires de littérature, qui amusent et qui instruisent tout le monde; mais l'esprit souffle où il veut.

Dès qu'il ne fera plus si froid, j'enverrai à M. le secrétaire l'Héraclius espagnol ii, et j'espère qu'il vous fera rire.

Nous ne connaissons point du tout ici les deux lettres de ce pauvre Vernet iii. Vous savez que le père du cardinal Mazarin étant mort à Rome, on mit dans la gazette de Rome : Nous apprenons de Paris que le seigneur Pierre Mazarin, père du cardinal, est mort ici; de même nous apprenons de Paris qu'il y a à Genève un nommé Vernet qui a écrit deux lettres.

La philosophie a fait de si merveilleux progrès, depuis cinq ou six ans, dans ce pays-ci, qu'on ignore parfaitement tout ce que font ces cuistres-là. Cette philosophie n'a pourtant pas empêché qu'on ait incendié le livre de Jean-Jacques; mais ç'a été une affaire de parti dans la petitissime république. Jean-Jacques fait des lacets dans son village avec les montagnards; il faut espérer qu'il ne se servira pas de ces lacets pour se pendre. C'est un étrange original, et il est triste qu'il y ait de pareils fous parmi les philosophes. Les jésuites ne sont pas encore détruits; ils sont conservés en Alsace; ils prêchent à Dijon, à Grenoble , à Besançon; il y en a onze à Versailles iv, et un autre qui me dit la messe v.

Je suis vraiment très édifié du discours sage et mesuré de votre conseiller au parlement, qui s'adresse à l'avocat des Calas pour lui dire qu'ils n'obtiendront point justice, parce qu'ils plaident contre messieurs, et qu'il y a plus de messieurs que de roués. Je crois pourtant que nous avons affaire à des juges intègres qui ont une autre jurisprudence.

O l'impie !vi n'est pas juste, car rien n'est plus pie que cette pièce; et j'ai grand'peur qu'elle ne soit bonne qu'à être jouée dans un couvent de nonnes, le jour de la fêle de l'abbesse.

Comment donc, ce Le Brun, sous les lauriers touffus, me pique de ses épines!vii lui qui m'a fait une si belle ode pour m'engager à prendre la nièce à Pierre ! On ne sait plus à qui se fier dans le monde.

Il est difficile de plaindre l'abbé Caveirac , quoique persécuté viii. Cet aumônier de la Saint-Barthélemy est, dit-on, un des plus grands fripons du royaume, et employé par plusieurs évêques pour soutenir la bonne cause.

Pour l'autre prêtre qu'on a pendu pour avoir parlé ix, il me semble qu'il a l'honneur d'être unique en son genre; c'est, je crois, le premier, depuis la fondation de la monarchie, qu'on se soit avisé d'étrangler pour avoir dit son mot; mais aussi on prétend qu'à souper, chez les mathurins, il s'était un peu lâché sur l'abbé de Chauvelin ; cela rend le cas plus grave ; et il est bon que messieurs apprennent aux gens à parler. ,

Depuis quelque temps les folies de Paris ne sont pas trop gaies; il n'y a que l'Opéra-Comique qui soutienne l'honneur de la nation. Nos laquais pourtant le soutiennent ici; car ils ont donné un bal avec un feu d'artifice, en l'honneur de la paix, avec les laquais anglais. Un scélérat de Genevois a dit qu'il n'y avait que les laquais qui pussent se réjouir de cette paix x; il se trompe, tous les honnêtes gens s'en réjouissent. J'espère que l'auguste maison d'Autriche fera aussi la sienne, et que les révérends frères jésuites de Prague et de Vienne ne seront pas despotiques dans le saint empire romain.

Mon cher philosophe, je dicte, parce que je perds les yeux au milieu des neiges. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous serai attaché tant que je végéterai et que je souffrirai sur notre globule terraqué.

N. B. On a lu le Sermon des cinquante publiquement, pendant la messe de minuit, dans une province de ce royaume, à plus de cent lieues de Genève xi; la raison va grand train. Ecrasez l'Infâme. »

 

 

i Ce que d’Alembert lui dit le 12 janvier : page 205 : http://books.google.fr/books?pg=PA205&lpg=PA210&d...

 

ii Pièce de Calderon qu’il a traduite et commentée pour la comparer à celle de Corneille ; http://www.voltaire-integral.com/Html/07/10HERACL.html ; cf. lettre du 4 juin 1762 à Capacelli et du 15 septembre à d'Alembert : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/15/t...

Calderon : http://wapedia.mobi/fr/Pedro_Calder%C3%B3n_de_la_Barca

 

 

iii D’Alembert lui a écrit : « Voilà encore le socinien Vernet qui vient d’imprimer deux lettres contre vous et contre moi. » Le pasteur Vernet a été un des principaux adversaires de V* de 1757 à 1759 : affaires de « l'âme atroce de Calvin », l'article Genève de l'Encyclopédie, la Guerre littéraire : voir lettres du 20 mai au 12 décembre 1757, 8 janvier au 27 décembre 1758, 7 février au 10 mars 1759.

 

iv  L’arrêt de dissolution de l’Ordre ne sera pris dans toute la France qu’en novembre 1764 ; cf. lettre à d'Alembert du 28 novembre 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/11/27/a...

 

v Le père Adam.

 

vi  Allusion à un poème de Piron ou Fréron sur Olympie. D’Alembert avait écrit : « on dit que vous serez obligé de changer le titre de cette … pièce à cause de l’équivoque ô l’impie ! »

 

vii D’Alembert signalait à V* « une nouvelle feuille périodique, intitulée La Renommée littéraire, où l’on disait qu’il était assez maltraité » ; il ajoutait qu’ « on disait que l’auteur de cette infamie … est un certain Le Brun à qui (V*) avait eu la bonté d’écrire une lettre de remerciement sur une mauvaise ode qu’il lui avait adressée », et il commentait l’expression « lauriers touffus »qui finissait un de vers . Sur Ponce-Denis Ecochard Le Brun, sa recommandation en faveur de Marie-Françoise Corneille, son ode sur Corneille, la polémique qui s’ensuivit, voir lettres du 19 novembre 1760 à Thiriot, 15 janvier à Dumolard-Bert, 2 février aux d’Argental, le 6 mai 1761 à Le Brun.

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/11/18/mais-vous-ne-disiez-pas-que-vous-aviez-gobelotte-au-cabaret1.html#more

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/01/17/trop-forts-ces-jeux-du-xixeme.html#more

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/06/12/des-lors-il-devint-ingrat-cela-est-dans-la-regle.html

 

viii  D’Alembert :« le châtelet venait de décréter …Caveyrac (auteur de l'Apologie de la Saint Bathélémy) de prise de corps pour avoir fait l’Appel à la raison en faveur des jésuites ». En réalité l’auteur de l’Appel à la raison, des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France (1762) pourrait être André-Christophe Balbany, Caveyrac n’étant que l’auteur du Nouvel Appel à la raison.

 

ix Jacques Ringuet, prêtre du diocèse de Cambrai, le « fou de Verberie », avait proféré blasphèmes, calomnies et insanités chez les mathurins à Verberie, il est exécuté en décembre 1762.

 

x La veille, V* en a décrit les préparatifds aux d'Argental et ajoutait : « Les perruques carrées de Genève ont trouvé cela mauvais ; elles ont dit que Calvin défendait le bal expressément ; qu’ils savaient mieux l’écriture que le duc de Praslin ; que d’ailleurs pendant la guerre ils vendaient plus cher leurs marchandises de contrebande ; … ils ont empèché la cérémonie . » Page 173 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80036m/f178.image.p...

 

 

xi Chez le marquis d’Argence, au château de Dirac, près d’Angoulême, semble–t-il .

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