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14/06/2012

vous, qui êtes avocat; conciliez le passé avec le présent

 ... Ce que je fais, moi qui ne suis pas avocat, en usant du matériel électronique pour diffuser la pensée de cet homme extraordinaire qu'est Voltaire . Colini doit en baver d'envie, lui qui se dit esclave "barbouilleur" du "maigre philosophe".

 Barbouilleurs de rêves

barbouilleurderêves.jpg

 http://www.youtube.com/watch?v=dUdOWfs4pOQ

 

« DE COLINI A M. DUPONT ,

A Monrion, près de Lausanne, 20 mars 1756.

Je ne m'attendais pas à la lettre charmante que je viens de recevoir; je me croyais oublié de vous et du reste du genre humain pour ne faire connaitre ma lourde existence qu'à l'homme dont je suis le barbouilleur. Je vous remercie tendrement, orateur aimable, de votre souvenir; je vous remercierais encore bien plus tendrement, si Mme Dupont vous eût chargé d'un petit mot pour moi dans votre lettre. Des Suisses pourraient-ils me faire oublier un homme comme vous Peut-il y avoir une Lausanienne, quelque jolie qu'elle soit, qui puisse effacer de mon cœur la reconnaissance que je dois à vos anciennes bontés? Pouvez-vous penser que l'amour me fait négliger l'amitié? Ne peut-on pas aimer à la fois une maitresse et un ami ? Schœpflin 1 vous dira que je lui parle toujours de vous dans toutes mes lettres. J'oserais vous importuner quelquefois si le digeste, le code, Bartole 2, Cujas 3, et tant d'autres gros docteurs dont vous êtes souvent entouré, ne m'effrayaient pas.

Je vais vous parler de mes occupations des bords du lac Léman, et des livres que nous faisons. Vous seriez bien étonné si vous voyiez actuellement ce maigre philosophe que vous vites jadis dans un caveau de la rue des Juifs 4. Quel changement ! Il est tout aussi maigre que vous l'avez vu; mais il a une maison de campagne assez bien ornée près de Genève; il en a une autre près de Lausanne, et il est en marché pour en louer une autre à Rolle, qui est à peu près à moitié chemin de Genève à Lausanne. Cette dernière maison le décidera à aller plus souvent de Monrion aux Délices et des Délices à Monrion. Il a six chevaux 5, quatre voitures, cocher, postillon, deux laquais, valet de chambre, un cuisinier français, un marmiton, et un secrétaire c'est moi qui ai cet honneur. Les diners qu'on donne aujourd'hui sont un peu plus splendides que ne l'étaient ceux qu'on donnait à Colmar, et on a presque tous les jours du monde à diner. Voilà pour le luxe; faites à présent vos réflexions, et vous, qui êtes avocat; conciliez le passé avec le présent.

L'article des belles-lettres ne va pas mal; je ne cesse d'écrire, et je suis obligé de vous dire que nous faisons plus de besogne en un jour que votre abbé matériel n'en fait en un an. L'Histoire universelle est toute faite; elle se rejoint au Siècle de Louis XIV, et fait ainsi un cours d'histoire complet, depuis Charlemagne jusqu'à la dernière guerre. Cet ouvrage aurait effrayé tout autre historien que le nôtre. Vous savez qu'on n'a jamais fait d'histoire aussi aisément et à meilleur marché; mais il ne faut dans cette histoire qu'y goûter la beauté du style et y profiter de quelques réflexions et de quelques coups de pinceau qui font de temps en temps le tableau de l'univers en peu de traits. Tout cela n'a rien coûté à notre historien. Vous trouverez dans cette Histoire universelle un grand chapitre sur Louis XIII , on ne l'a fait qu'avec le secours du seul Le Vassor 6, dont ce chapitre est un très-petit extrait fait par un homme de goût 7. L'édition des Ouvres mêlées va être finie, et je pense que MM. Cramer la mettront bientôt en vente.

L'édition de l'Histoire universelle ne se débitera qu'après. J'ignore par quel moyen vous comptez vous procurer un exemplaire de cette nouvelle édition des Œuvres. Vous ne ferez pas mal de tâcher de l'avoir, vous y trouverez une foule de pièces nouvelles. Mais ce qui vous surprendra (et que ceci soit dit entre nous), c'est que vous y trouverez une pièce qu'on vous fit lire il y a quelque temps: c'est un poème sur la Religion naturelle. Le titre fait sentir que cet ouvrage n'est pas d'un chrétien, et je crois que l'auteur a mieux rempli son but que votre abbé n'a rempli le sien sur l'immatérialité de l'âme. Personne ne sait que cet ouvrage sera inséré dans cette nouvelle édition; les Cramer, qui ont débité un petit avis sur cette édition, n'en parlent pas, et je vous prie en grâce de n'en rien dire à personne, afin de ne pas inspirer de curiosité aux fanatiques et aux prêtres, toujours prêts à courir sur ceux qui ont la réputation de vouloir leur cogner sur les doigts. Est-il possible que notre philosophe ne sente point le tort que cet ouvrage peut lui faire? On lui a toujours reproché d'être déiste; il a voulu toujours soutenir que non, pour éviter les tracasseries et les persécutions, actuellement il a l'aveuglement d'imprimer qu'il l'est, et de croire que cet ouvrage ne lui fera qu'honneur. Cette pièce, précédée d'une autre, fait la clôture de l'édition, sous le titre de Supplément aux Mélanges de littérature, etc. Cette autre pièce placée sous ce titre est encore un poème sur la Destruction de Lisbonne, ou Examen de cet axiome TOUT EST BIEN. Vous savez que c'est Pope qui a dit que tout ce qui est est bien. Les tremblements de terre qui ont renversé Lisbonne ont fait dire à notre poète que tout n'est pas bien; il fit un poème sur cet événement terrible, et lorsque ce poème n'était encore qu'une ébauche, il eut la bêtise de le lire à quelques Suisses. Ces Suisses, s'imaginant que le poète combattait l'axiome de Pope, crurent qu'il n'admettait que la proposition contraire, savoir que dans ce monde tout est mal. Cette bévue de quelques Suisses n'a pas laissé de lui faire quelque petite tracasserie. Le poète se plaint, à la vérité, que nous habitions un globe qui parait miné, et que nous soyons exposés à des événements si affreux; mais il se résigne à la volonté de Dieu. Comme je suis convaincu du secret de votre part, je vais vous transcrire le commencement de ce poème.
O malheureux mortels! ô terre déplorable! 1
O de tous les fléaux assemblage effroyable!
D'inutiles douleurs éternel entretien
Philosophes trompés, qui criez Tout est bien,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants, l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours.
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous, etc.

Je vous ai ennuyé plus que de raison. Pardonnez ce griffonnage je vous ai écrit fort à la hâte et avec crainte. N'oubliez pas un homme qui vous sera attaché toute sa vie. Schœpflin vous dira que je voudrais pouvoir quitter les bords de ce lac à la première occasion. S'il se présente quelque chose, cher ami, ne m'oubliez pas, vous ne sauriez croire combien je vous. serai obligé, et combien mon esclavage est dur. Je présente mes tendres respects à Mme Dupont. Adieu recommandez-moi à ceux qui ont quelque bonté pour moi. Je vous serai tendrement et inviolablement attaché toute ma vie.

COLINI. »

 

1 Jean-François Schoepflin le jeune, imprimeur à qui V* avait pr^té de l'argent et donne à imprimer les Annales de l'Empire . V* connut aussi Jean-Daniel Schoepflin, historien : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Daniel_Schoepflin

2 Ancien jurisconsulte : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bartole

3 Jacques Cujas, jurisconsulte : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Cujas

4 Où Voltaire logeait à Colmar.

5 Il y a sur ces six chevaux une anecdote fort originale et bien peu connue. A peine installé aux Délices, M. de Voltaire fit acquisition d'un étalon danois excessivement vieux, avec lequel il se proposait d'établir un haras dans sa terre. Il avait cette demi-douzaine de vieilles juments dont parle Colini, pour le traîner, lui et sa nièce; et pour réaliser son beau projet, il se résolut, un matin, aller à pied pour livrer les six demoiselles aux plaisirs de l'étalon il espérait être dédommagé de cette petite gêne par une belle race de chevaux danois nés aux Délices. Ses essais ne furent point heureux les efforts du vieux Danois ne fructifièrent point, et Voltaire écrivit, à cette occasion, un chapitre sur les causes de la stérilité. Mais voici le curieux. On assure que le philosophe, avant d'avoir reconnu. l'impuissance de son Danois, tout fier de la race nouvelle qu'il allait perpétuer en France, donnait chaque jour, après le diner, aux personnes qui venaient le voir le spectacle des joyeux ébats de son sultan; il voulait surtout le montrer aux femmes qui venaient diner chez lui « Venez, mesdames, s'écriait-il, voir le spectacle le plus auguste; vous y verrez la nature dans toute sa majesté. »
Cette folie donna à M. Huber, si connu pour ses découpures, l'idée d'un petit tableau en ce genre, qui se vendit quinze louis. (Note du premier éditeur.)

6 Michel Le Vassor : Histoire du règne de Louis XIII , 1700 : http://books.google.fr/books?id=t2heIRqrgTMC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false

7 Voilà un. ouvrage assez lestement apprécié; et, pour un homme d'esprit, M. Colini en montre bien peu dans ce jugement, que l'opinion publique n'a pas confirmé. Il aurait fallu, peut-être, que M. de Voltaire inventât les faits de l'Histoire universelle, pour plaire à M. Colini sans doute, alors, il eût dit que c'était un ouvrage neuf. (Note du premier éditeur.)

 

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