09/06/2013
vous goûterez l'auream mediocritatem
« A Claude-Etienne Darget
A Lausanne 10 février [1758]
Je vois avec douleur, mon cher et ancien ami, que dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz vous paraissez n'avoir pas le meilleur lot ; et que lorsque tout est bien votre vessie est toujours un peu mal . Vous ne semblez guère plus content de votre fortune que de votre vessie . Durum , sed levius fit patientia 1. J'ai toujours été fort surpris que les personnes qui vous aiment et qui connaissent vos talents ne vous aient pas utilement employé comme ils le pouvaient . Il se fait actuellement des fortunes immenses dans des entreprises auxquelles vous aviez travaillé autrefois . Il me semble qu'il y avait de la justice à ne vous pas exclure . Le moindre intérêt dans ces affaires est une chose très considérable ; si vous avez perdu toute espérance de ce côté vous goûterez l'auream mediocritatem 2 d'Horace . Mais il faut songer à votre santé qui est le véritable bien . J'éprouve qu'on peut très bien prendre patience dans un état de langueur et de faiblesse ; mais on la perd dans les souffrances continuelles . Vous êtes à portée des soulagements : que seriez-vous devenu en Prusse loin des secours ? Vous me paraissez bien informé de ce pays-là . Je crois celui qui en est le maître encore plus malheureux cent fois que vous . Sa santé est très dérangée ; il n'a ni plaisirs ni amis ; et il est embarrassé dans un labyrinthe dont on ne peut sortir qu'à travers des flots de sang . Quelque chose qui arrive il est à plaindre . Il est difficile que la France et l'Autriche lui pardonnent et qu'à la longue il ne succombe pas .
J'ai oublié le nom du premier écuyer du prince de Prusse qui me venait voir quelquefois ; ne vous en ressouvenez-vous point ? Il me semble qu'il était originaire de Saxe . Le général Kiow 3 l'était aussi mais je ne le crois point arquebusé comme on l'a dit . Je ne crois point non plus au carcan de l'abbé de Prades . Comment et en quoi aurait-il trahi le roi de Prusse ? Il n’était certainement auprès du roi en campagne que pour lui faire la lecture . Du moins le roi me l'a mandé ainsi quatre jours avant la bataille de Rosbach 4. Il ne lui faisait point part de ses desseins militaires, qu'il ne confie pas même à ses officiers généraux , il ne le chargeait pas de négociations . L'abbé de Prades n'avait pas plus de crédit à Breslau que vous et moi ; il n'y connait personne . Je maintiens qu'il n'a pu trahir le roi de Prusse . Il aura écrit quelque lettre indiscrète et ce qui n'est point un crime ailleurs en est un dans ce pays-là, vu les circonstances présentes . Voilà ce que je pense : je crois l'abbé de Prades aussi mauvais chrétien que La Mettrie, mais ce n'est point un traitre . Je peux me tromper, j'attendrai que le temps me désabuse .
Le prince Henri m'a fait l'honneur de m'écrire de Dresde où il est adoré . La princesse Amélie est allée à Breslau ce qui m'étonne beaucoup . Mme la margrave de Bareith a une santé pire que la vôtre . Elle est enchantée des victoires de son frère mais elle craint les revers et elle est lasse de tant de dévastations . Comptez qu'on doit se trouver très heureux dans une douce retraite . Ce M. Coste dont vous me parlez n'est-il pas parent du traducteur 5 de Locke ?
Le papier me manque . Vale et me ama .
V. »
3 Voir page 226 : http://books.google.fr/books?id=tLgSs38vuEcC&pg=PA226&lpg=PA226&dq=g%C3%A9n%C3%A9ral+kiow+guerre+de+sept+ans+%22g%C3%A9n%C3%A9ral+kiow%22&source=bl&ots=BEmnRk7ybH&sig=WFEtfrl78GLclabu9_V5lvtBRFc&hl=fr&sa=X&ei=4pK0UdTmOOmd0wXWxoGgCA&ved=0CC0Q6AEwAA#v=onepage&q=g%C3%A9n%C3%A9ral%20kiow%20guerre%20de%20sept%20ans%20%22g%C3%A9n%C3%A9ral%20kiow%22&f=false
4 La bataille est du 5 novembre 1757 et l'on n'a pas la lettre de Frédéric correspondant à la date indiquée par V* ; dans une lettre du 9 novembre il lui rappelle Potsdam où il « lisai[t] Sadic [Zadig] à l'abbé ».
17:39 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.