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09/08/2015

j’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute 

... Douter, oui, et puis, malgré tout, prendre une décision est nettement plus courageux que d'agir selon des croyances inamovibles .

 

Mis en ligne le 15/11/2020 pour le 9/8/2015

In dubio pro reo. | TV83

 

 

 

« A Jean-Jacques Dortous de Mairan

9è août 1760 au château de Tournay

pays de Gex par Genève

Je vous remercie bien sensiblement, Monsieur, d’une attention qui m’honore, et d’un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraites ; il y a longtemps que je regarde vos lettres au père Parrenin et ses réponses 1, comme des monuments bien précieux ; mais n’allons pas plus loin, s’il vous plait ; j’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute ; vos lettres à Père Parrenin sont sans doutes de Cicéron ; mais quand M. Guignes 2 a voulu conjecturer après vous il a rêvé très creux. J’ai été obligé en conscience de me moquer de lui (sans le nommer pourtant) dans la préface de l’Histoire de Pierre Le Grand. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. Guignes ; je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Égypte Menès, comme Platon était chez Scarron l’anagramme de Chopine, en changeant seulement Pla en Cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma préface : Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples, mais on a trop abusé de leurs doutes etc.

Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, Monsieur, et ceux qui abusent de vos doutes, ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns : j’ai vu des Huns, moi qui vous parle, j’ai vu chez moi de petits Huns, nés à trois cents lieues de l’est de Tobolskoy 3, qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des chiens de Boulogne 4, et qui avaient beaucoup d’esprit ; ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés, en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie ; cela est, par parenthèse, bien remarquable. Jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres et fait tant de sottises qu’aujourd’hui ; et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.

J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de L’empire de Russie sous Pierre le Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M. Guignes, mais ce n’est pas ma faute ; je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraitre ce volume avant de l’exposer à la critique des savants d’Arcangel et du Canchatka, mon exemplaire a resté un an en Russie, on me le renvoie, on m’assure que je n’ai trompé personne, en avançant que les Samoyèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris pommelé fort jolis : ceux qui aiment cette variété seront fort aise de cette découverte, on aime à voir la nature s’élargir ; nous étions autrefois trop resserrés, les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c’est qu’un empire de deux mille lieues ; mais on a beau faire, Ramponneau, les comédiens du boulevard et Jean-Jacques mangeant sa laitue à quatre pattes, l’emporteront toujours sur les recherches philosophiques.

Je ne peux finir cette lettre, Monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Égyptiens : je vous avoue que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitants de Mesraïm 5; ma raison est qu’un petit pays très étroit inondé tous les ans , a dû être habité plus tard que le sol des Indes et de la Chine beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes ; et comme les pêchers nous viennent de Perse, je crois qu’une certaine espèce d’homme à peu près semblable à la nôtre, pourrait bien nous venir d’Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure, mais les Égyptiens n’ont pas été taillés pour être conquérants. C’est de tous les peuples de la terre le plus mou, le plus lâche, le plus frivole, le plus sottement superstitieux 6. Quiconque s’est présenté pour lui donner les étrivières l’a subjugué comme un troupeau de moutons ; Cambyse, Alexandre, les successeurs d’Alexandre, César, Auguste, les califes, les Circasses, les Turcs n’ont eu qu’à se montrer en Égypte pour en être les maîtres. Apparemment que du temps de Sésostris ils étaient d’une autre pâte, ou que leurs voisins de Syrie et de Phénicie étaient encore plus méprisables qu’eux.

Pour moi, Monsieur, je me suis voué aux Allobroges, et je m’en trouve bien ; je jouis de la plus heureuse indépendance, je me moque quelquefois des Allobroges de Paris ; je vous aime, je vous estime, je vous révèrerai jusqu’à ce que mon corps soit rendu aux éléments dont il est tiré.

J’ai l’honneur d’être, avec le respect que je dois à votre mérite et la tendresse que méritent vos mœurs aimables, v[otre] t[rès] h[umble] ob[éissant] s[ervi]t[eu]r.

Le Suisse Allobroge V. »

1 Mairan avait dû envoyer à V* les Lettres de M. de Mairan au R.P. Parrenin [...] contenant diverses questions sur la Chine, 1759 . Dans cet ouvrage, Mairan, comme Guignes dans son Mémoire, se rallie à la thèse selon laquelle les Chinois descendraient des Égyptiens .

2 Joseph De guignes, Histoire des Huns et des peuples qui en sont sortis, 1752 ; Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mogols, et des autres Tartares occidentaux, 1756-1758

3 Tobolsk ; on attendait plutôt à l'est de .

4 Les chiens de Boulogne sont des bassets artésiens .

5 Mesraïm est le nom hébreux pour l’Égypte .

6 C'est cette conception des mœurs des Égyptiens que V* illustrera dans Le taureau blanc .

Il est bien étonnant et bien triste que cette cruelle affaire qui vous a tant coûté ne soit pas encore finie, mais c’est le sort de tous les procès . C'est un des ingrédients du meilleur des mondes possibles

... C'est l'un des plus amers lorsqu'on est dans son bon droit . XXIè siècle, XVIIIè siècle, ordinateurs et paperasses, rien de neuf, on doit toujours se ruiner en avocats, en conseillers, en experts, et perdre mille pour récupérer dix .

Ô aveugle justice parkinsonienne, comment tiens-tu ta balance ?

 

Mis en ligne le 15/11/2020 pour le 9/8/2015

 

 

« A Charlotte-Sophie von Altenburg, comtesse Bentinck

9 august [1760]

Quel est celui qui dans la Silésie

Va tout reprendre ayant tout renversé ?

C'est un héros qu'un grand homme a placé,

Et tous les dieux sont l'objet de l'envie .

Je dois, madame, quoique ancien chambellan du roi de Prusse, vous faire mon compliment sur la prise de Glatz, et sur les suites immanquables de cette action de vigueur . Il parait que M. le comte de Caunits se connait en héros puisqu'il a choisi M. de Laudon 1 ; et en dames, puisqu'il a de l'amitié pour vous . Nous n'avons pas de si bonnes nouvelles de la Saxe et de la Hesse que de la Silésie . Mais nous ne craignons rien pour Dresde attendu que le roi de Prusse n'a pris cette ville, et tout le pays qu'en dépôt, il n'y est entré que comme ami, aussi n'y a-t-il encore que la moitié de la ville de brûlée .

Je vous remercie infiniment , madame, des lettres et des prédictions de M. le prince de Wirtemberg . Je vous supplie de vouloir bien lui parler de moi dans vos lettres, et de lui dire que je trouve ses raisonnements forts bons, et ses prophéties très consolantes .

Mais c'est top vous parler des affaires publiques sur lesquelles je n'ai que des idées les plus confuses : vos affaires particulières, madame, me tiennent bien plus au cœur . J'admire les héros et les grands ministres, je plains les peuples, mais je m'intéresse à vous . J'ai eu des nouvelles de M. de Nerssipu 2, votre ennemi, et l'ennemi personnel de M. du Triangle ; c'est bien entre nous, madame, le plus méchant homme que je connaisse, l'âme la plus noire et en vérité la plus basse . Je me suis toujours bien douté que votre avocat M. du Triangle ne penserait jamais à s'accommoder avec ce perfide qui a volé les principales pièces du procès , et qui a fait les tours de la chicane la plus odieuse . Je ne serais point étonné qu'il empoisonnât sa partie . C'est le sentiment de M. de Laubard, votre intime ami . Il est bien étonnant et bien triste que cette cruelle affaire qui vous a tant coûté ne soit pas encore finie, mais c’est le sort de tous les procès . C'est un des ingrédients du meilleur des mondes possibles . Votre adverse partie est un monstre ; d'accord : un fourbe qui vous a trompée indignement, je vous l'avoue, un menteur qui n'a jamais dit un mot de vérité, quoique les menteurs la disent quelquefois, je ne peux vous le nier ; un méchant qui n'a jamais fait une action honnête, quoique les scélérats en fassent ; tout cela est vrai, mais qu'importe ? Madame, la justice en est-elle moins longue et moins dispendieuse ? Vous le ferez condamner, je l'espère, mais vous serez ruinée en frais . On dit que ce vilain chicaneur est gentilhomme . En ce cas il faut le dégrader de noblesse . Il n'y a point de vil procureur qui ait fait des tours aussi infâmes que lui . Je crois que je le hais autant que vous le haïssez . Si vous avez quelque chose à mander à M. Laubard sur le compte de ce perfide, il me charge de vous dire qu'il partira dans un mois pour la Hollande et qu'il exécutera vos ordres .

Recevez mes tendres respects . »

1 Laudon assiégeait Glatz depuis le 7 juin 1760 . Il attendit pour lancer l'assaut que Frédéric se fut mis en mouvement pour attaquer Dresde ; il prit alors la ville en un seul jour, le 26 juillet , rude coup pour Frédéric sur le plan stratégique .

2 Anagramme de Prussien .