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04/10/2015

Il faut laisser dire les petits critiques qui font semblant de s’effaroucher de tout ce qui est nouveau, et qui ne voudraient que des expressions triviales

... Mis en ligne le 8/8/2017 pour le 4/10/2015

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'ArgentaI

et à

Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental

A midi 4 octobre [1760] aux Délices

Eh mon Dieu mes anges, vous voilà fâchés contre moi ! Vous voilà les anges exterminateurs . Que votre face ne s'allume pas contre moi, et regardez-moi en pitié . Je vous ai écrit une lettre ce matin 1. Je réponds à votre courroux du 29 . Figurez-vous que je n'ai le temps ni de manger ni de dormir . La tête me tourne .

1° Je vous jure qu'on m'a mandé que Lekain et la Clairon avaient arrangé le 3è acte à leur fantaisie . Mais allons pied à pied si je puis et commençons par le commencement .

2° J'ai déjà dit et je redis que la transfusion des deux scènes paternelles d'Argire avec Aménaïde, en une seule scène vers la fin du 1er acte était le salut de la république . J'ai remercié et je remercie .

3° Je m'en tiens à cette manière de finir le 1er acte :

Viens, je te dirai tout – mais il faut tout oser,

Le joug est trop affreux – ma main doit le briser,

La persécution enhardit la faiblesse .2

Cela fortifie le caractère d'Aménaïde, et rend en même temps ses accusateurs moins odieux .

4° Le second acte commence encore d'une manière plus forte :

. . . . . . . . . . . . . ;

Moi des remords ; qui ? moi ! le crime seul les donne, etc.

Et c'est Aménaïde et non la suivante qui fait tout, et il est bien plus naturel de lui donner de la confiance pour un esclave qui l'a déjà servie, que de remettre tout aux soins de Fanie . Cela était trop d'une petite fille, et cette fermeté du caractère d'une Aménaïde prépare mieux les reproches vigoureux qu'elle fait ensuite à son père .

5° Jamais je n'ai eu d'autre idée au 3è acte que de faire apprendre à Tancrède son malheur par gradation . Je n'ai jamais prétendu qu'il parlât d'abord à Aldamon comme au confident de son amour, et quand Tancrède disait au nom d'Orbassan, Orbassan, l'ennemi , le rival de Tancrède !3 Il le disait aparté : et pour lever toute équivoque, j'ai mis l’oppresseur de Tancrède, au lieu de rival . J'ai toujours prétendu que Tancrède en arrivant dans la ville avait appris par le bruit public qu'Orbassan devait épouser Aménaïde . C'est une chose très naturelle, tout le monde en parle, et Aldamon n'en sait que ce que la voix publique lui en a appris .

Quand Tancrède demande, qui commande les armes dans la ville ? Aldamon peut répondre . Ce fut vous le savez le respectable Argire – mais Orbassan lui succède 4. En un mot tout l'art de cette scène doit consister dans la manière dont Tancrède laisse pénétrer son secret par Aldamon, qui voit par son émotion quels sont ses chagrins et ses projets . Je vais parler de vous était équivoque, vous cependant ne signifie pas je vous nommerai, il signifie qu'Aménaïde pourra se douter quel est ce vous . Mais cela est trop subtil, et vous m'envoyez vaut mieux . Ce sont bagatelles .

6° Je suis encor sous le couteau 5 est une expression noble et terrible . Si on ne la trouve pas ailleurs tant mieux, elle a le mérite de la nouveauté, de la vérité et de l'intérêt . Cette scène a fait un grand effet chez moi . Il faut laisser dire les petits critiques qui font semblant de s’effaroucher de tout ce qui est nouveau, et qui ne voudraient que des expressions triviales ; notre langue n'est déjà que trop stérile .

7° La dernière scène du second acte était aussi nécessaire que cette dernière scène du 3è, mais comme ce petit monologue du second ne peut être qu'une expression simple de la situation d'Amènaïde, comme ce tableau de son état n'est point un grand combat de passions, il ne faut pas s'attendre à de grands effets de ce monologue, mais seulement à rendre le spectateur satisfait, et à terminer l'acte avec rondeur et élégance, sans refroidir .

8° Si Ô ma fille vivez fussiez-vous criminelle 6, est dit par un acteur glacé, tels que les acteurs français l'ont presque toujours été, si ce vers n'est pas dans la bouche d'un homme qui ait déjà pleuré et fait pleurer , il est clair que ce vers doit être mal reçu . Mais moi en le disant j'arrache des larmes . J'ai voulu peindre un vieillard faible et malheureux, c'est la nature . Il y a un préjugé bien ridicule parmi nous autres francs, c'est que tous les personnages doivent [être]7 de la même noblesse d'âme, qu'ils doivent tous être bien élevés, bien élégants, bien compassés . La nature n'est pas faite ainsi .

Le grand point est de toucher – inventez des ressorts qui puissent m'attacher (dit Boileau 8) . Or Aménaïde est aussi touchante à la lecture qu'au théâtre . Cependant vous savez mes anges que M. de Chauvelin avait été mécontent du quatrième acte . Il avait imaginé d'envoyer un ambassadeur à Solamir, et de substituer une entrée et une audience aux sentiments douloureux d'une femme qui a été condamnée à mort par son mère et qui est à la fois méprisée et défendue par son amant . Toutes ces idées que chacun a dans sa tête de la manière dont on pourrait conduire autrement une pièce nouvelle, ne serviront jamais qu'à refroidir un auteur , à lui ôter tout son enthousiasme . On pourra gagner quelque chose du côté de l'historique, et on perdra tout l’intérêt . Si Corneille avait suivi dans Le Cid le plan de l' Académie, Le Cid était à la glace .

On crie aux premières représentations – et le couteau et la haine outrageuse et Je ne peux souffrir ce qui n'est pas Tancrède 9 . Au bout de huit jours on ne crie plus .

10° Les longueurs doivent être raccourcies, mais l'étriqué et l'étranglé détruit tout . Un sentiment qui n'a pas sa juste étendue , ne peut faire effet . Qu'est-ce qu'une tragédie en abrégé ?

11° Nous soutenons toujours que les derniers vers d'Aménaïde sont un morceau pathétique , terrible, nécessaire, et nous en avons eu la preuve – Arrêtez, vous n'êtes point mon père 10. On fut transporté .

Je n'ai plus de papier, je n'ai plus ni tête ni doigts . Mon cœur est navré de douleur si j'ai déplu à mes anges, mais au nom de Dieu ôtez moi ce car tu m'as déjà dit 11.

V. »

1 Sans doute la lettre précédente bien que datée du 3 octobre :

2 Ces vers ont été adoptés avec quelques modifications .

3 Tancrède , III, 1 .

4 Tancrède, ibid.

5 Tancrède, III, 7 .

6 Ce vers fut finalement supprimé .

7 V* avait commencé par écrire avoir, biffé en oubliant de restituer un autre verbe, en m'occurence être .

8 Cette parenthèse ajoutée au dessus de la ligne, renvooe à L'Art poétique, III, 26 .

9 Tancrède, II, 1 .

10 Tancrède, V, 6 .

11 Ces mots furent supprimés à l'acte III, 3 ; ce dernier paragraphe est écrit dans la marge du bas .

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