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22/04/2019

je peux vous assurer qu'il n'y a point de ministre en France qui donnât sa faveur à prix d'argent

... Ou plus exactement j'aimerais vous l'assurer car je suis malheureusement parfaitement convaincu du contraire et ce n'est pas l'histoire politico-judiciaire de notre pays qui dira le contraire ; nous ne sommes à cet égard pas les premiers au monde, mais nous ne sommes pas totalement innocents . Pouvoir et argent, l'un tenant l'autre, l'un nourrissant l'autre , sont obtenus et dispensés par des humains faillibles , tout ministres qu'ils soient . En France on appelle ça gentiment "le piston", monnayé ou pas .

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Il n'y a pas que les cloches de Pâques qui distribuent des friandises

 

 

« A Louis Necker

19è mars 1764

Il faut d'abord vous dire, monsieur, que le ministre à qui je m’adressai pour obtenir la délivrance de ce pauvre galérien, a eu besoin de beaucoup d'adresse pour réussir aussi vite qu'il a fait, dans une chose qui n'est pas de son ministère . Il ne serait pas possible d'obtenir la même grâce pour vingt-quatre personnes , la plupart condamnées par les parlements . Vous savez dans quelles circonstances nous sommes ; mais voici les propositions que j'ai faites, et qui pourront réussir, en cas que vous soyez secondé par les parents et les amis de ceux qui sont condamnés pour cause de religion .

Le ministère a une grande prédilection pour la nouvelle colonie de la Guyane, on assure que le sol y est excellent, et que des personnes industrieuses et actives peuvent s'y enrichir en peu d'années . C'est, d'ailleurs le plus beau climat de la nature ; et les habitants des côtes méridionales de France ne trouveront pas l'air fort différent, attendu les vastes forêts qui dans ce pays tempèrent plus qu'ailleurs l'ardeur du soleil . Il me paraît qu'il vaut mieux s'enrichir à la Cayenne, que d'être enchaîné à Marseille .

Vous m'avez dit, monsieur, qu'ils pourraient fournir une somme de quinze à vingt mille livres pour obtenir leur liberté ; je peux vous assurer qu'il n'y a point de ministre en France qui donnât sa faveur à prix d'argent , mais si vous pouvez faire préparer cette somme pour leur faire une pacotille, pour leur acheter les choses nécessaires à leur établissement, et à l'espèce de culture qu'ils voudront entreprendre, s'ils se déterminent à partir avec leurs familles, s'ils peuvent même engager plusieurs de leurs amis à partir avec eux, il n'y aurait en ce cas qu'à m'envoyer un petit mémoire de leurs propositions . J'ai déjà parole qu'on fera pour eux humainement tout ce qu'on pourra pour favoriser leur établissement, leur liberté, et leur succès à la Guyane .

Il ne faudrait pas, à mon avis, qu'ils demandassent la permission de bâtir un temple, et d’amener avec eux des ministres, il faut qu'ils se présentent comme cultivateurs soit d'indigo, ou de cochenille, ou de coton, ou de soie, ou de tabac, ou de sucre, et non comme le peuple de Dieu passant les mers pour aller chanter les psaumes de Marot . Ils pourront secrètement embarquer un ministre, ou deux, si cela leur convient ; et quand ils seront une fois à la Guyane, ils auront affaire à un gouverneur, homme de mérite 1, qui connait mieux que personne au monde le prix de la tolérance, et qui ne part qu'avec la ferme résolution d'accorder à tout le monde la liberté de conscience .

Voyez, monsieur, si vous pouvez favoriser cette entreprise, et si on pourrait s'assurer de quelques familles qui voulussent se joindre à ceux qui sont détenus actuellement à Marseille . On peut faire toute cette affaire avec un carré de papier . J’ai déjà les noms des galériens que j'enverrai au ministre ; il ne s'agit que de trouver quelqu’un qui stipule pour eux, et pour les familles qui voudront s'embarquer . Il n'y a qu'à promettre qu'on se rendra dans trois mois au plus tard dans le port indiqué par le ministre, avec tous les ustensiles nécessaires à l'espèce de culture que chaque famille embrassera .

Il faudrait, je crois, qu'ils promissent aussi d'embarquer avec eux des provisions à leurs dépens, pour suppléer à ce qui pourrait manquer pendant la traversée ; que le ministère s'engageât à leur fournir une partie de ces provisions de bouche, et que les émigrants se chargeassent de l'autre partie .

Je ne propose cet arrangement que pour rendre tout plus facile ; car je crois que si une fois le ministère les avait fait embarquer il faudrait bien qu'il les nourrît, mais il en seront beaucoup mieux quand chacun arrivera avec sa petite provision ; et l'argent dont vous m'avez parlé peut aisément servir à cet usage . Faites donc au plus tôt votre proposition, monsieur, elle sera favorisée par un digne ministre d’État, et il la fera passer dans un Conseil à moins qu'il n'y trouve des obstacles imprévisibles . On ne doit jamais répondre de rien ; mais j'espère beaucoup . Il n’y a pas un moment à perdre, vous aurez la gloire de rendre un très grand service à l'humanité, et je serai votre premier commis dans le bureau de la bienfaisance . Je suis à vous sans cérémonie.

V. »

1 Etienne-François Turgot . Sur ce projet de colonisation de la Guyane, voir lettre du 24 janvier 1764 à Turgot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/01/30/il-voudrait-que-ses-creanciers-et-ses-debiteurs-produisissent-leurs-livres.html

 

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