17/01/2024
en secret ils se servent eux-mêmes de notre sel, et n’en disent mot
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« A François-Louis-Henri Le Riche
Inspecteur général des Domaines
à Orgelet, en Franche-Comté
26 Mai 1768
Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 20 de mai, par laquelle vous avez bien voulu me faire part de ce que vous ont écrit messieurs les fermiers-généraux, touchant les salines de Franche-Comté et le sel qui peut venir en fraude de Genève. Je vois qu’il y a des gens très puissants et très riches qui, tout dessalés qu’ils sont, ne veulent pas que de pauvres citoyens salent leur soupe à leur fantaisie. Ces messieurs regardent comme un crime énorme qu’on ne leur demande pas humblement de leur sel. Ils prétendent que notre sel, quoique le plus ancien de tous et le moins mêlé de matières étrangères, ne vaut pas le diable. Ils disent que notre sel leur brûle les entrailles, quoique en effet il fasse beaucoup de bien à quantité d’honnêtes gens, et qu’il réussisse de plus en plus chez tous les grands cuisiniers de l’Europe, qui ne veulent plus en mettre d’autre dans leurs sauces. Je suis persuadé que les fermiers-généraux eux-mêmes ne mettent point d’autre sel sur leur table à leur petit couvert ; il y a même plusieurs ministres d’État qui en sont extrêmement friands.
Nous avons eu depuis peu deux grands d’Espagne 1 et un ambassadeur qui allaient à Madrid. Ils apportaient avec eux plus de vingt livres de ce sel, que le premier ministre d’Espagne aime passionnément. On n’en sert plus d’autre aujourd’hui chez les princes du Nord, et la contrebande en est même prodigieuse en Italie.
Nous sommes très certains, monsieur, que les fermiers-généraux ne vous sauront point mauvais gré d’en avoir mangé un peu à votre déjeuner avec du beurre de serico 2. Nous nous flattons que les partisans du gros sel ont beau faire, ils ne pourront nous nuire. Ils crient comme des diables . Si notre sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on ?3 Mais en secret ils se servent eux-mêmes de notre sel, et n’en disent mot. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien nous nous intéressons à votre tranquillité et à votre bonheur, indépendamment de toutes les salines et de toutes les salaisons de ce monde. Vous nous ferez un très sensible plaisir de nous informer du succès qu’aura eu votre réponse à messieurs des fermes générales 4. Toute la famille vous fait les plus tendres compliments ; personne, monsieur, ne vous est plus véritablement attaché que
votre très humble et très obéissant serviteur
Francsalé. »
1 Le marquis de Mora et le duc de Villa-Hermosa. (G.Avenel.)
2 Le manuscrit portait Jerico, corrigé par l'éditeur en serico dont on ne voit pas le sens . La difficulté vient du fait qu'au sens « obvie *» de la lettre s'en ajoute un autre sur le plan des livres (et des idées ) prohibés.
3 Évangile selon Matthieu, V, 13: https://www.aelf.org/bible/Mt/5
4 Voir lettres du 27 mai 1768 à Christin et du 24 juin 1768 à Mme Denis : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/06/24/j-ose-esperer-qu-on-ne-me-lapidera-pas-avec-de-petits-caillo.html
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