21/03/2025
madame : criez, faites crier
... et pas seulement dans les stades , Mme Kirsty Coventry : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-s...
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
6è septembre 1769 1
Je viens de faire ce que vous voulez, madame ; vous savez que je me fais toujours lire pendant mon dîner. On m’a lu un éloge de Molière qui durera autant que la langue française , c’est Le Tartuffe.
Je n’ai point lu celui qui a été couronné 2 à l’Académie française. Les prix institués pour encourager les jeunes gens sont très bien imaginés. On n’exige pas d’eux des ouvrages parfaits, mais ils en étudient mieux la langue : ils la parlent plus exactement, et cet usage empêche que nous ne tombions dans une barbarie complète. Les Anglais n’ont pas besoin de travailler pour des prix ; mais il n’y a pas chez eux de bon ouvrage sans récompense : cela vaut mieux que des discours académiques. Ces discours sont précisément comme les thèmes que l’on fait au collège : ils n’influent en rien sur le goût de la nation. Ce qui a corrompu le goût, c’est principalement le théâtre, où l’on applaudit à des pièces qu’on ne peut lire ; c’est la manie de donner des préceptes quand on ne peut donner des exemples ; c’est la facilité de faire des choses médiocres, en pillant le siècle passé, et se croyant supérieur à lui. Je prouverais bien que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du Siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais qu’on faisait du temps de Boileau, de Racine et de Molière, parce que, dans ces plats ouvrages d’aujourd’hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les babils qu’ils ont dérobés, de peur qu’on ne les reconnaisse.
À cette friponnerie s’est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe. Le tout compose une impertinence qui est d’un ennui mortel.
Je vous promets bien, madame, de prendre toutes ces sottises en considération l’hiver prochain, si je suis en vie, et de faire voir à mes chers compatriotes que, de Français qu’ils étaient, ils sont devenus Welches.
Ce sont les derniers chapitres que vous avez lus qui sont assurément d’une autre main, et d’une main très maladroite. Il n’y a ni vérité dans les faits, ni pureté dans le style. Ce sont des guenilles qu’on a cousues à une bonne étoffe.
On va faire une nouvelle édition des Guèbres, que j’aurai l’honneur de vous envoyer. Criez bien fort pour ces bons Guèbres, madame : criez, faites crier, dites combien il serait ridicule de ne point jouer une pièce si honnête, tandis qu’on représente tous les jours Le Tartuffe. Ce n’est pas assez de haïr le mauvais goût, il faut détester les hypocrites et les persécuteurs ; il faut les rendre odieux, et en purger la terre. Vous ne détestez pas assez ces monstres-là. Je vois que vous ne haïssez que ceux qui vous ennuient. Mais pourquoi ne pas haïr aussi ceux qui ont voulu vous tromper et vous gouverner ? Ne sont-ils pas d’ailleurs cent fois plus ennuyeux que tous les discours académiques ? et n’est-ce pas là un crime dont vous devez les punir ? Mais, en même temps, n’oubliez pas d’aimer un peu le vieux solitaire, qui vous sera tendrement attaché tant qu’il vivra.
Vous savez que votre grand-maman m’a envoyé un soulier d’un pied de roi de longueur. Je lui ai envoyé une paire de bas de soie qui entrerait à peine dans le pied d’une dame chinoise. Cette paire de bas, c’est moi qui l’ai faite ; j’y ai travaillé avec un fils de Calas. J’ai trouvé le secret d’avoir des vers à soie dans un pays tout couvert de neiges sept mois de l’année ; et ma soie, dans mon climat barbare, est meilleure que celle d’Italie. J’ai voulu que le mari de votre grand-maman, qui fonde actuellement une colonie dans notre voisinage, vit par ses yeux que l’on peut avoir des manufactures dans notre climat horrible.
Je suis bien las d’être aveugle tous les hivers ; mais je ne dois pas me plaindre devant vous. Je serais comme ce sot de prêtre qui osait crier parce que les Espagnols le faisaient brûler en présence de son empereur, qu’on brûlait aussi ; vous me diriez comme l’empereur 3: Et moi, suis-je sur un lit de roses ? Vous êtes malheureuse toute l’année, et moi je ne le suis que quatre mois . Je suis bien loin de murmurer, je ne plains que vous. Pourquoi les causes secondes vous ont-elles si maltraitée ? pourquoi donner l’être sans donner le bien-être ? C’est là ce qui est cruel.
Adieu, madame ; consolons-nous. »
1 Original ; éd. Kehl dont le texte qui suit la copie Beaumarchais est corrompu, de même que les éditions suivantes .
2 Éloge de Molière, mis au concours en 1769 .
V* répond ici à une courte lettre de la marquise du 29 août qui demandait « à mains jointes » à V* de faire un « éloge, un discours […] sur Molière » : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1769/Lettre_7645
Le texte couronné est celui de Chamfort : https://obtic.huma-num.fr/obvil-web/corpus/moliere/critique/chamfort_eloge-moliere_1769
Voir lettre du 7 août à Chabanon : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2025/02/13/il-ne-faut-jamais-tuer-sur-le-theatre-que-des-gens-que-l-on-aime-passionnem.html
et du 27 septembre 1769 à Chamfort : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1769/Lettre_7679
3 Paroles attribuées à l'empereur mexicain Cuatimozin ou Guauhtémoc dernier empereur du Mexique , exécuté par Fernand Cortès ; voir : https://www.universalis.fr/encyclopedie/cuauhtemoc-guatimozin/
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la chose est délicate, mais on peut la tenter
... Au moins deux choses délicates en ce moment : le financement de nos armées et les alliances à faire quand Trump se défile .
et
Que faire pour ne pas sombrer ?
« A Charles Bordes
6 septembre [1769] 1
Plus je pense à cet ouvrage 2, mon cher ami, plus je crois qu’il serait très important de le jouer en public. Je vous enverrai incessamment quelques exemplaires de l’édition de Genève corrigée. Je voudrais auparavant être instruit des motifs de refus de M. de La Verpillière 3. Il faut savoir surtout s’il a consulté monsieur l’archevêque 4, ou s’il a seulement craint de le choquer. Il me semble que l’archevêque n’a rien du tout à démêler avec des prêtres de Pluton, attendu qu’il a été assez longtemps prêtre de Vénus, et que ces deux divinités ne se rencontrent jamais ensemble. De plus, votre archevêque est réputé chrétien, et par conséquent il ne peut prendre le parti des prêtres païens. J’ajoute à ces raisons qu’il est mon confrère à l’Académie française ou françoise ; mais mon meilleur argument est que je l’ai connu homme de beaucoup d’esprit, et infiniment aimable.
Me conseilleriez-vous de lui écrire en faveur de l’auteur de cette pièce qui m’est dédiée, et de le prier seulement d’ignorer si on la joue ? Je ne ferai cette démarche qu’en cas que M. de La Verpillière fût disposé à la laisser jouer ; et j’attendrai vos avis pour me conduire.
Mandez-moi, je vous prie, si mon roman peut devenir une réalité ; si Mme Lobreau 5 peut faire jouer une pièce nouvelle de son autorité privée ; si elle est discrète ; si on peut avoir déjà à Lyon l’édition de Paris ; s’il y a quelques acteurs qu’on puisse débarbariser et déprovincialiser. Savez-vous bien que je serais homme à me rendre incognito à Lyon ? Nous verrions ensemble comment il faudrait s’y prendre pour former des acteurs ; nous ne dirions d’abord notre secret qu’à la directrice. Je crois qu’il n’y a dans sa troupe aucun comédien qui me connaisse : la chose est délicate, mais on peut la tenter. Vous pourriez me trouver quelque petit appartement bien ignoré ; j’y viendrais en habit noir, comme un vieux avocat de vos parents et de vos amis. Le pis qui pourrait m’arriver serait d’être reconnu, et il n’y aurait pas grand mal.
Cette idée m’amuse. Qu’a-t-on à faire dans cette courte vie que de s’amuser ? Mais une considération bien plus forte m’occupe ; je voudrais vous voir, causer avec vous, et oublier les sottises de ce monde dans le sein de la philosophie et de l’amitié. Les fidèles faisaient autrefois de plus longs voyages pour se consoler de la persécution.
Au reste, le petit troupeau de sages augmente tous les jours, mais le grand troupeau de fanatiques frappe toujours de la corne, et mugit contre les bergers du petit troupeau.
Je vous embrasse en frère. »
1 Copie ancienne ; éd. Supplément au recueil qui a été suivie . En effet le manuscrit ne fait qu'une seule lettre de la présente et d'une du même jour pour laquelle existe une bonne source manuscrite .
2 La tragédie des Guèbres .
3 Prévôt des marchands de Lyon.
4 Montazet ; voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome6.djvu/495
5 A été longtemps auparavant directrice du théâtre de Lyon ; voir lettre du 24 mars 1755 à Lekain : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/12/11/si-apres-cela-vous-avez-le-courage-de-venir-chez-moi-il-faut.html
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