12/12/2008
je suis un peu maître chez moi
« A Claude – Adrien Helvetius
Mon cher philosophe, il y a longtemps que je voulais vous écrire. La chose qui me manque le plus c’est le loisir. Vous savez que ce La Serre volume sur volume incessamment desserre [vers attribués à Boileau]. J’ai eu beaucoup de besogne. Vous êtes un grand seigneur qui affermez vos terres. Moi je les laboure moi-même comme Cincinnatus, de façon que j’ai rarement un moment à moi. J’ai lu une héroïde d’un disciple de Socrate dans laquelle j’ai vu des vers admirables. J’en fais mon compliment à l’auteur sans le nommer [Marmontel ?]. La pièce est roide. Bernard de Fontenelle n’eut jamais osé ni pu en faire autant. Le parti des sages ne laisse pas d’être considérable, et assez fier. Je vous le répète, mes frères, si vous vous tenez tous par la main vous donnerez la loi. Rien n’est plus méprisable que ceux qui vous jugent. Vous ne devez voir que vos disciples.
Si vous avez reçu un Pierre [Commentaires sur Corneille], ce n’est pas Simon Barjone. Ce n’est pas non plus le Pierre russe que je vous avais dépêché par la poste. Ce doit être un Pierre en feuilles que Robin mouton devait vous remettre. Je vous en ai envoyé deux reliés, un pour vous et l’autre pour M. Saurin. Il a plu à messieurs les intendants des postes de se départir des courtoisies qu’ils avaient ci-devant pour moi. Ils ont prétendu qu’on ne devait envoyer aucun livre relié. Douze exemplaires ont été perdus –c’est l’antre du lion. J’ignore même si un gros paquet a été rendu à M. Duclos.
De quelles tracasseries me parlez-vous ? Je n’en ai essuyé ni pu essuyer aucune. Est-ce de frère Menoux ?Ah ! rassurez-vous. Les jésuites ne peuvent me faire de mal, c’est moi qui ai l’honneur de leur en faire. Je m’occupe actuellement à déposséder les frères jésuites d’un domaine qu’ils ont acquis près de mon château [Ornex]. Ils l’avaient usurpé sur des orphelins et avaient obtenu lettres royaux pour avoir permission de garder la vigne de Naboth. Je les fais déguerpir mort-Dieu ; je leur fais rendre gorge, et la province me bénit. Je n’ai jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maître chez moi par parenthèse.
Vous ai-je dit que le frère et le fils d’Omer sont venus chez moi et comme ils ont été reçus ? Vous ai-je dit que j’ai envoyé Pierre au roi, et qu’il l’a mieux reçu que le discours et le mémoire de Lefranc de Pompignan ? Vous ai-je dit que Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul m’honorent d’une protection très marquée . Croyez moi, croyez mes frères, notre petite école de philosophes n’est pas si déchirée. Il est vrai que nous ne sommes ni jésuites ni convulsionnaires, mais nous aimons le roi sans vouloir être ses tuteurs, et l’Etat sans vouloir le gouverner. Il peut savoir qu’il n’a point de sujets plus fidèles que nous, ni de plus capables de faire sentir le ridicule des cuistres qui voudraient renouveler les temps de la Fronde.
N’avez-vous pas bien ri du voyage de Pompignan à la cour avec Fréron, et de l’apostrophe de monsieur le dauphin : et l’ami Pompignan pense être quelque chose ? Voila à quoi les vers sont bons quelquefois. On les cite comme vous voyez dans les grandes occasions. J’ai vu un Oracle des anciens fidèles. Cela est hardi, adroit et savant. Je soupçonne l’abbé Mords-les [Morellet] d’avoir rendu ce petit service.
Dieu vous conserve dans la sainte union avec le petit nombre. Frappez et ne vous commettez pas. Aimons toujours le roi et détestons les fanatiques.
Voltaire
12 décembre 1760. »
Pour les connaisseurs, et je crois que vous l’êtes,
ce texte est bien sûr en fonte Helvetica ;-)
De « cher philosophe » à « cher philosophe », je trouve que le Patriarche distribue les bons points et , soupçonnant à juste titre des espionnages de ses écrits, fidèle à son style, est à mes yeux capable de dire encore une fois une chose et son contraire : le roi « n’a point de sujets plus fidèles que nous » alors que plus haut « Je vous le répète, mes frères, si vous vous tenez tous par la main vous donnerez la loi. Rien n’est plus méprisable que ceux qui vous jugent ».
J’aime aussi ce coté gamin qui « se la pète » : «Je les fais déguerpir mort-Dieu ; je leur fais rendre gorge, et la province me bénit. Je n’ai jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maître chez moi par parenthèse. », je lui trouve un coté Zorro qui me fait rigoler . Voltaire -Zorro avec son fidèle écuyer le père Adam-Bernardo, couple d’enfer !
Autre couple d’enfer, Fréron et Lefranc de Pompignan que vous pourrez voir représenté entre autres sur le tableau dit « Le triomphe de Voltaire » au château de Voltaire . Il vaut son pesant de cacahuètes. Voir : http://images.google.fr/imgres?imgurl=http://mr_sedivy.tr...
Après quelques récriminations contre la poste locale (Ferney) car à 13h toujours pas de courrier (donc pas de journal), je vois que ces ennuis ne datent pas d’aujourd’hui et je comprends que le facteur n’a peut-être pas de talents de dompteur pour collecter le courrier dans « l’antre du lion » ! Je n’ai pour ma part pas l’art d’attendrir et motiver nos préposés. Avez –vous une ou des recettes ?
Et bien sûr détestons les fanatiques.
16:52 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, helvetius, freron, tracasserie, fanatique, frère