25/02/2009
Les miennes sont fanées, mes divins anges !
« A Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d’Argental
J’ai acquitté votre lettre de change, Madame, le lendemain de sa réception, mais je crains de ne vous avoir payée qu’en mauvaise monnaie [vers demandés en l’honneur de Maurice de Saxe]. L’envie même de vous obéir ne m’a pu donner de génie. J’ai mon excuse dans le chagrin de savoir que votre santé va mal. Comptez que cela est bien capable de me glacer. Vous ne savez peut-être pas, M. d’Argental et vous, avec quelle passion je prends la liberté de vous aimer tous deux. Si j’avais été à Paris, vous auriez arrangé de vos mains la petite guirlande que vous m’avez ordonnée pour le héros de Flandre et des filles, et vous auriez donné à l’ouvrage la grâce convenable. Mais aussi pourquoi moi ? quand vous avez la grosse et brillante Babet [le futur cardinal de Bernis surnommé Babet la bouquetière] dont les fleurs sont si fraiches ? Les miennes sont fanées, mes divins anges ; et je deviens pour mon malheur plus raisonneur et plus historiographe que jamais. Mais enfin il y a remède à tout et Babet est là pour mettre quelques roses à la place de mes vieux pavots .Vous n’avez qu’à l’ordonner.
Mon prétendu exil [la reine se serait fâchée suite à un compliment adressé à Mme de Pompadour, et non comme il le prétend pour une lettre adressée à la dauphine ] serait bien doux ici si je n’étais pas trop loin de mes anges. En vérité ce séjour-ci est délicieux. C’est un château enchanté dont le maître fait les honneurs. Mme du Châtelet a trouvé le secret d’y jouer Issé [« Pastorale héroïque en musique » de Houdar de La Motte] trois fois sur un très beau théâtre et Issé a fort réussi. La troupe du roi m’a donné Mérope ; croiriez- vous, Madame, qu’on y a pleuré tout comme à Paris ? et moi qui vous parle je me suis oublié au point d’y pleurer comme un autre. On va tous les jours d’un palais dans un kiosque, ou d’un palais dans une cabane, et partout des fêtes, et de la liberté.
Mme du Châtelet qui joue aujourd’hui Issé en diamants vous fait mille compliments. Je ne sais pas si elle ne passera pas ici sa vie. Mais moi qui préfère la vie unie et les charmes de l’amitié à toutes les fêtes j’ai grande envie de revenir dans votre cour.
Si M. d’Argental voit Marmontel, il me fera le plus sensible plaisir de lui dire combien je suis touché de l’honneur qu’il me fait [dédicace de Denys le Tyran]. J’ai écrit à mon ami Marmontel il y a plus de dix jours pour le remercier. J’ai accepté tout franchement sans aucune modestie un honneur qui m’est très précieux, et qui à mon sens rejaillit sur les belles lettres. Je trouve cent fois plus convenable et plus beau de dédier son ouvrage à son ami et à son confrère qu’à un prince. Il y a longtemps que j’aurais dédié une tragédie à Crébillon, s’il avait été un homme comme un autre. C’est un monument élevé aux lettres et à l’amitié. Je compte que M. d’Argental approuvera cette démarche de Marmontel, et que même il l’y encouragera.
Adieu vous deux qui êtes pour moi si respectables et qui faites le charme de la société. Ne m’oubliez pas, je vous en conjure, auprès de monsieur votre frère ni auprès de M. de Choiseul et de vos amis. J’attends avec impatience le temps de vous faire ma cour.
Voltaire
A Lunéville ce 25 février 1748. »
10:57 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, argental, bernis, pompadour
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