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15/05/2010

elle daigne toujours avoir de l’amitié pour moi, quoique je ne sois point du tout de son avis





« A Charles-Jean-François Hénault

A Bruxelles ce 15 mai 1741

J’ai reçu bien tard, Monsieur, la lettre dont  vous  m’avez honoré le 29 avril et qui était adressée à Valenciennes. Je n’ai pas été assez heureux pour voir M. de Boufflers dans son ermitage, ni M. de Séchelles [Jean Moreau de Séchelles, intendant du Hainaut] dans son royaume. Le procès de Mme du Châtelet nous a rappelés à Bruxelles. Je voudrais bien que vous jugeassiez en dernier ressort de celui de Mahomet auquel vous avez la bonté de vous intéresser. Il  y avait très longtemps que j’avais commencé cet ouvrage aussi bien que Mérope. Je les avais tous deux abandonnés, soit à cause de la difficulté du sujet, soit que d’autres études m’entraînassent, et que je fusse un peu honteux de faire toujours des vers entre Neuton et Leibnits. Mais depuis que le roi de Prusse en fait après une victoire [Molwitz le 10 avril ; cf. lettre du 5 mai], il ne faut plus rougir d’être poète. N’aimez -vous pas le style de sa lettre : on dit les Autrichiens battus, et je le crois ? Et de là sans plus penser à sa bataille, il m’écrit une demi-douzaine de stances dont quelques unes ont l’air d’avoir été faites à Paris par des gens du métier. S’il peut y avoir quelque chose de mieux que de trouver le temps d’écrire dans de pareilles circonstances, c’est assurément d’avoir le temps de faire de jolis vers.

Il ne manque à Mme du Châtelet que des vers après avoir vaincu le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences [Dortous de Mairan qui n‘a pas répondu à la Réponse de Mme *** (du Châtelet) aux objections qu‘il avait faites à ses Institutions de physique dans sa Lettre à Mme *** sur la question des forces vives]. Mais elle fait mieux, elle daigne toujours avoir de l’amitié pour moi, quoique je ne sois point du tout de son avis [en ce qui concerne les forces vives et son admiration pour Leibnitz]. Elle me trouva ces jours passés écrivant au roi de Prusse, il y avait dans ma lettre :

Songez que les boulets ne vous épargnent guère,
Que du plomb dans un tube entassé par des sots
Peut casser aisément la tête d’un héros,
Lorsque multipliant son poids par sa vitesse
Il fend l’air qui résiste et pousse autant qu’il presse.

[le texte publié en 1745 est différent, mais ne comporte pas le carré de la vitesse]

Elle mit de sa main par le carré de la vitesse. J’eus beau lui dire que le vers serait trop long; elle répondit qu’il fallait toujours être de l’avis de Leibnits en vers et en prose, qu’il ne fallait point songer à la mesure du vers, mais à celle des forces vives. Si vous ne sentez pas bien la plaisanterie cette dispute, consultez l’abbé de Molières ou Pitot [de l‘Académie des sciences], gens fort plaisants qui  vous mettront au fait.

N’allez-vous pas, Monsieur, acheter bien des livres à l’inventaire de la bibliothèque de Lancelot ?[historien mort en novembre et qui lègua ses livres à la Bibliothèque du roi] Le roi de Prusse vous a renvoyé votre bibliothécaire Desmollars,[Charles Dumolart-Bert qu’il avait été question de faire venir en Prusse comme « linguiste, bibliothécaire et imprimeur] il parait qu’il ne paie pas les arts comme il les cultive, ou peut-être Desmollars s’est lassé d’attendre. Je lui rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi, vous ne doutez pas que je m’intéresse vivement à un homme que vous protégez.

Je serais bien curieux de voir ce que vous avez rassemblé sur l’histoire de France,[le président Hénault publiera entre autres le Nouvel Abrégé chronologique de l’histoire de France, 1744] vous vous êtes fait là une belle occupation et bien digne de vous. Je vis toujours dans l’espérance de m’instruire un jour auprès de vous, et de profiter des agréments de votre commerce. Mais la vie se passe en projets, et on meurt avant d’avoir rien fait de ce qu’on voulait faire. Il est bien triste d’être à Bruxelles quand vous êtes à Paris. Mme du Châtelet qui sent comme moi tout ce que vous valez vous fait mille compliments. Quand vous passerez par la rue de Beaune, souvenez-vous de moi.

Vous savez que le prince Charles de Lorraine vient à Bruxelles, que le prince royal de Saxe n’épouse plus l’archiduchesse et que la chose du monde dont on s’aperçoit qu’on peut se passer le plus aisément c’est un empereur. »[Charles VI est mort en octobre 1740 et Charles VII sera couronné seulement en 1742]

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