14/05/2010
Nous sommes des esclaves qui voulons danser avec nos chaines
« A Louis Racine
Ce 14 mai [1736 ?] à Paris
J’ambitionne extrêmement votre amitié, Monsieur, et je respecte vos décisions. Mais je crois mériter que vous joigniez des raisons à l’autorité. Dites-moi, je vous en prie, si la rime est inventée pour flatter l’oreille ou pour réjouir les yeux. Dites-moi si lorsque abhorre rime avec encore, terre ne doit pas rimer avec père. Ne sommes-nous pas déjà assez esclaves en tout ? J’ai combattu moi-même pour les chaines que nous portons. Tous les étrangers qui méprisent notre rime dans les tragédies et dans les comédies m’ont exhorté à la bannir. J’ai toujours répondu que n’ayant pas dans notre langue pauvre et contrainte les mêmes avantages que les Italiens et les Anglais nous ne pouvions prendre les mêmes libertés. Je crois malheureusement la rime nécessaire à notre faible poésie. Mais je ne crois pas que les fers que nous portons doivent nous surcharger. Nous sommes des esclaves qui voulons danser avec nos chaines. Pourquoi donc les appesantir sans raison ?
Les Italiens et les Anglais se moquent de nous quand ils voient dans nos ouvrages sérieux des rimes trop recherchées. Cette puérilité et ce retour d’un tintement de syllabes n’est permis chez eux que dans le style burlesque qu’ils appellent en Italie sdruccioso, et en Angleterre drag dogrel [mots mal déchiffrés par le copiste].
Vous me dites qu’on a blâmé monsieur votre père d’avoir fait rimer j’allumai avec aimé. C’est apparemment dans ce vers :
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai
[dans Andromaque, mais allumai rime avec consummé.]
Je ne sais pas si quelque abbé Pellegrin ou quelque misérable puriste s’est donné l’attention ridicule de rechercher s’il y avait un i grec ; ce que je sais, c’est que le vers et non la rime est très répréhensible. Le feu du cœur d’un amant comparé à l’embrasement de Troie est un concetto digne du Marino [Giovanni Battista Marino (1569-1625) connu en France sous le nom de Cavalier Marin ; cette « pointe» se trouve déjà dans La Troade de Sallebray et dans le roman d‘Héliodore Théogène et Chariclée]. Il eût mieux valu faire rimer hallebarde avec miséricorde.
Vous m’allez répondre qu’il faut penser juste et rimer de même et que c’est ainsi que vous et votre illustre père en usez presque toujours. Illa debuit facere et ista non omittere,[il aurait fallu faire cela et ne pas oublier ceci] et je vous répondrai toujours qu’il faut rimer uniquement pour les oreilles, et que si on rimait pour les yeux paon oiseau rimerait avec mouton. Pauvres barbares que nous sommes qui du mot augustus avons fait le mois d’août, qu’on prononce ou, à quoi le ferons nous rimer ? Il y a cent autres exemples. C’est cette malheureuse contrainte qui fait dire à toute l’Europe que nous n’avons point de poètes, car le langage du théâtre où les Français ont excellé n’est point la véritable poésie, et les épîtres de Despréaux sont de la raison rimée sans imagination et sans beaucoup d’esprit et de grâces. Quelle profusion d’images chez les Anglais et chez les Italiens ! Mais ils sont libres, ils font de leur langue tout ce qu’ils veulent. Ô liberté, il n’y a point de biens sans toi en aucun sens. Pardon de tant de bavarderie. Je vous estime et je vous aime pour toute ma vie.
Voltaire. »
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