Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/10/2010

du haut rang où vous êtes vous ne pouvez guère voir qu'elle est l'opinion des hommes , quel est l'esprit du temps

Note écrite le 16 août 2011 pour parution le 15 octobre 2010.

respect-your-opinion-1-2c-t-shirts_design.png

 

 

 

 

« A Frédéric II, roi de Prusse 1

 

[vers le 15 octobre 1757]

 

Sire, votre épître d'Erfurth 2 est pleine de morceaux admirables et touchants . Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous ferez et dans ce que vous écrirez . Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse Royale votre digne sœur : que cette épitre fera verser des larmes , si vous n'y parlez pas des vôtres . Mais il ne s'agit pas ici de discuter [avec] Votre Majesté ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande âme et d'un grand génie ; il s'agit de vous, et de l'intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation .

 

Vous voulez mourir . Je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse que ce dessein inspire . Je vous conjure de soupçonner au moins que du haut rang où vous êtes vous ne pouvez guère voir qu'elle est l'opinion des hommes , quel est l'esprit du temps ; comme roi on ne vous le dit pas, comme philosophe et comme grand homme vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l'Antiquité 3. Vous aimez la gloire, vous la mettez aujourd’hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains d'Europe n'a jamais imaginée depuis la chute de l'empire romain . Mais hélas ! Sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre ? Je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse 4.

 

J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martyr de la liberté ; il faut se rendre justice, vous savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder votre entrée en Saxe comme une infraction au droit des gens . Que dira-t-on dans ces cours ? Que vous avez vengé sur vous-même cette invasion ! Que vous n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la loi . On vous accusera d'un désespoir prématuré quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfurth, quand vous étiez encore maître de la Silésie et de la Saxe . On commentera votre épitre d'Erfurth, on en fera une critique injurieuse, on sera injuste, mais votre nom en souffrira .

 

Tout ce que je représente à Votre Majesté est la vérité même . Celui que j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son cœur . Il sent qu'en effet s'il prend ce funeste parti, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas . Il sent aussi qu'il ne veut pas être humilié par des ennemis personnels . Il entre donc dans ce triste parti de l'amour-propre, du désespoir ; écoutez contre ces sentiments votre raison supérieure . Elle vous dit que vous n'êtes point humilié et que vous ne pouvez l'être , elle vous dit qu'étant homme comme un autre, il vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux, biens, dignité, amis. Un homme qui n'est que roi peut se croire très infortuné quand il perd des États . Encore, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne puis croire qu'il ne vous restera pas assez pour être toujours un souverain considérable . Si vous aimiez mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles Quint, la reine Christine, le roi Casimir 5 et tant d'autres, vous soutiendriez ce personnage mieux qu'eux tous, et ce serait pour vous une grandeur nouvelle . Enfin tous les partis peuvent convenir hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre . Serait-ce la peine d'être philosophe si vous ne saviez pas vivre en homme privé ? Ou si en demeurant souverain vous ne saviez pas supporter l'adversité ? Je n'ai d'intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et le vôtre ; je suis dans ma soixante et cinquième année, je suis né infirme, je n'ai qu'un moment à vivre, j'ai été bien malheureux, vous le savez . Mais je mourrais heureux si je vous laissais sur la terre mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit . »


1 Bien que Frédéric II demandât aux éditeurs de ne pas publier les lettres de consolation de V* à son égard, celle-ci figure dans l'édition de Kehl .

2 Épître à d'Argens (Œuvres de Frédéric , XII, 60), composée à Erfurt le 23 septembre .

http://friedrich.uni-trier.de/fr/oeuvresOctavo/12/50/

V* en reçu une copie du roi, sur laquelle il inscrivit : « Testament en vers du roi de Prusse lorsqu'il voulait mourir , en 1757, quelques mois avant Rosbac, écrit de sa main . ». La situation de Frédéric II paraissait désespérée ; V* la décrit dans ses Mémoires : il était « pressé de tous côtés par les Russes, les Autrichiens et par la France … Le maréchal de Richelieu venait de conclure près de Stade un traité avec les Hanovriens et les Hessois … était près d'entrer dans la Saxe avec soixante mille hommes ; le prince de Souabe allait y entrer d'un autre côté avec plus de trente mille …, de là, on marchait à Berlin . Les Autrichiens … étaient déjà dans Breslau … Le trésor du roi de Prusse était presque épuisé ; … on allait le mettre au ban de l'Empire ... » ;

voir : http://www.voltaire-integral.com/Html/01/07MEMOIR.html

3 Frédéric invoquait Brutus et Caton dans son Épître . « Ô mânes de Caton ! Ô mânes de Brutus ! C'est votre exemple qui m'éclaire . »

4 Dans une lettre écrite vers le 25 septembre, V* lui conseille, entre autres, de « songer … aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à (sa ) mémoire. »

Les commentaires sont fermés.