19/08/2014
tous les pères [de l'Eglise] sans en excepter un seul, ont fondé la religion chrétienne sur cette malédiction prononcée par Dieu même ... nous sommes des coupables tourmentés, qui devons avouer nos fautes et notre punition
... Poisson d'avril décalé, avec une déclaration sérieuse .
Dois-je préciser que je me fiche du prétendu péché originel comme de ma première séance de catéchisme ? Au demeurant j'aime bien les pommes, n'en ait pas davantage la science infuse, et pour moi l'histoire d'Eve et du serpent n'est qu'une métaphore dont ce cher docteur Freud donnerait une explication sexuelle sans contredit .
Fichues religions !
« A monsieur Pierre Rousseau
à Liège
directeur du Journal Encyclopédique 1
Messieurs, vous dites dans votre journal du mois de mars qu'une espèce de roman intitulé De l'Optimisme ou Candide, est attribué à un nommé M. de V. 2. Je ne sais de quel M. de V. vous voulez parler ; mais je vous déclare que ce petit livre est de mon frère M. Démad, actuellement capitaine dans le régiment de Brunsvik, et à l'égard de la prétendue royauté des jésuites dans le Paraguay que vous appelez une misérable fable, je vous déclare à la face de l'Europe que rien n'est plus certain ; que j'ai servi sur un des vaisseaux espagnols envoyés à Buenos-Aires en 1756 pour mettre à la raison la colonie voisine du Saint-Sacrement , que j'ai passé trois mois à l'Assomption, que les jésuites ont de ma connaissance vingt-neuf provinces qu'ils appellent réductions, et qu’ils y sont les maitres absolus au moyen de huit réales par tête qu'ils payent au gouverneur de Buenos-Aires pour chaque père de famille, et encore ne payent-ils que le tiers de leurs cantons . Ils ne souffrent pas qu'aucun Espagnol reste plus de trois jours dans leurs réductions . Ils n'ont jamais 3 voulu que leurs sujets apprissent la langue castillane, ce sont eux seuls qui font faire l'exercice des armes aux Paraguains, ce sont eux seuls qui les conduisent . Le jésuite Thomas Verle, natif de Bavière, fut tué à l'attaque de la ville du Saint Sacrement, en montant à l'assaut, à la tête des Paraguains en 1737, et non pas en 1755 comme l'a dit le jésuite Charlevoix,4 auteur aussi insipide que mal instruit . On sait comment ils soutinrent la guerre contre Don Antequerra ; on sait ce qu'ils ont tramé en dernier lieu contre la couronne de Portugal et comme ils ont bravé les ordres du Conseil de Madrid .
Ils sont si puissant qu'ils obtinrent de Philippe V, en 1743, une confirmation de leur puissance, qu'on ne pouvait leur ôter . Je sais bien, messieurs, qu'ils n'ont pas de titre de roi, et par là on peut excuser ce que vous dîtes de la misérable fable de la royauté du Paraguay 5. Mais le dey d’Alger n'est pas roi, et n'en est pas moins maître . Je ne conseillerais pas à mon frère le capitaine de faire le voyage du Paraguay sans être le plus fort .
Au reste, messieurs, j'ai l'honneur de vous informer que mon frère le capitaine qui est le loustik 6 du régiment est un très bon chrétien, qui en s'amusant à composer le roman de Candide dans son quartier d'hiver, a eu principalement en vue de convertir les sociniens . Ces hérétiques ne se contentent pas de nier hautement la Trinité et les peines éternelles, ils disent que Dieu a nécessairement fait de notre monde le meilleur des mondes possibles, et que tout est bien . Cette idée est manifestement contraire à la doctrine du péché originel . Ces novateurs oublient que le serpent qui était le plus subtil des animaux, séduisit la femme tirée de la côte d’Adam, qu'Adam mangea de la pomme défendue , que Dieu maudit la terre qu'il avait bénite : maledicta terra in opere tuo ; in laboribus comedes 7.
Ignorent-ils que tous les pères sans en excepter un seul, ont fondé la religion chrétienne sur cette malédiction prononcée par Dieu même, dont nous ressentons continuellement les effets ? Les sociniens affectent d'exalter la providence, et ils ne voient pas que nous sommes des coupables tourmentés, qui devons avouer nos fautes et notre punition . Que ces hérétiques se gardent de paraître devant mon frère le capitaine , il leur ferait voir si tout est bien .
Je suis, messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur .
Démad
A Zastrou 1er avril 1759
P.-S. - Mon frère le capitaine est l'intime ami de M. Ralph, professeur assez connu dans l'académie de Francfort-sur-l'Oder, qui l'a beaucoup aidé à faire ce profond ouvrage de philosophie, et mon frère a eu la modestie de ne l'intituler que traduction de M. Ralph, modestie bien rare chez les auteurs . »
1 Original de la main de Wagnière . Le manuscrit qu'on possède est celui qui a servi pour l'édition, où le texte est précédé de cette note de l'éditeur (qui figure aussi, d'une autre main que celle de Wagnière, sur le manuscrit) : « N.B.- Cette lettre a été égarée pendant longtemps , et lorsqu'elle nous est parvenue, nous avons fait des recherches inutiles pour découvrir l'existence de M. Démad, capitaine dans le régiment de Brunswic . » On peut dater cette lettre , et ce qui le prouve, c'est par exemple la mention que V* en fait dans une lettre à Choiseul qui ne peut avoir été écrite que vers avril 1759 (lettre du 1er avril 1759 à César-Gabriel Choiseul, comte de Choiseul : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/05/24/ce-qu-il-desirait-le-plus-dans-le-plus-sot-des-mondes-possib-5376348.html)
2 De fait le Journal encyclopédique du 15 mars 1759 , qui dit : « Ce roman, dont nous ne croyons nullement que l'original allemand existe, est attribué à M. de V... »
3 Jamais, correction interlinéaire qui remplace pas, biffé .
4 Pierre-François-Xavier de Charlevoix, Histoire du Paraguay, 1756 , qui donne le nom de ce jésuite sous la forme de Thomas Werle .Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Fran%C3%A7ois-Xavier_de_Charlevoix
5 Le Journal encyclopédique parle des « folies qu'on a débitées au sujet de la royauté qu'on prétend que les jésuites possèdent au Paraguay » ; voir aussi lettre du 14 novembre 1755 à Jean-Robert Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2012/04/19/aidez-moi-mon-cher-ange-et-je-vous-promets-encore-une-traged.html
6 Le manuscrit (même main que le nota bene) et le Journal encyclopédique du 15 juillet 1762 donnent la note suivante : « Mot allemand signifiant joyeux » Les dictionnaires étymologiques assignent la date de 1762 comme première attestation de ce mot , dans la présente lettre . A proprement parler, dans les régiments suisses allemands, le loustic était le bouffon de la troupe .
7 La terre est maudite à cause de toi, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front .
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