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14/07/2015

Quand la guerre ne ferait autre chose que d'empêcher des livres de parvenir à leur destination , je la détesterais . Jugez madame combien je l'abhorre quand elle ruine tant de villes, et fait couler tant de sang

...

 

« A Louise-Dorothée von Meiningen, duchesse de Saxe-Gotha

Aux Délices 14 juillet [1760]

Madame, je suis comblé des grâces de Votre Altesse Sérénissime . Mme la comtesse de Bassevits me paraît charmante . On n'écrit point à Versailles comme elle écrit dans son château vandale . Comment n'est-elle pas à Gotha ? comment avec tant de mérite peut-elle être si éloignée de votre personne ? Tout est à rebours dans ce meilleur des mondes possibles . Patience, il faudra bien que les choses aillent mieux au lieu d'aller mal, et à force d'aller mal . Si la cousine avait voulu finir ses affaires cet hiver par un bon mariage, elle ne serait pas à présent réduite à faire un si mauvais ménage . Mais les mariages sont écrits dans le ciel . Vos Hernutes 1, madame, vos Moraves sont de bonnes gens, et ne sont guère plus fous que les autres . Leur folie du moins est très douce, elle ne nuit à personne . Ils ne répandent point le sang humain, ils ne se soucient point de savoir à qui appartiendra la Silésie, et quel dédommagement on exigera pour la Saxe .

Pourvu qu'on les laisse travailler en paix et aimer l'enfant Jésus, ils sont contents . Ils sont ignorants, ce qui est excellent pour des sots, car si jamais ils sont de sots savants, les voilà perdus .

Je commence à craindre, madame, pour le ballot que j'ai pris la liberté de faire partir à l'adresse de Votre Altesse Sérénissime ne se soit perdu 2. Quand la guerre ne ferait autre chose que d'empêcher des livres de parvenir à leur destination , je la détesterais . Jugez madame combien je l'abhorre quand elle ruine tant de villes, et fait couler tant de sang . Je me mets aux pieds de Monseigneur, et de toute votre auguste famille .

Je me mets surtout aux vôtres, je me recommande toujours aux bontés de Votre Altesse Sérénissime pour le Suisse V. »

1 Les Hernutes (Herrnhuter) ainsi nommés d'après la ville qu'ils construisirent en 1722 près de Bautzen, étaient des Moraves, issus eux-mêmes des Hussites .

2 Ne se soit perdu est ajouté par V* au dessus de la ligne comme s'il avait perdu le fil de sa phrase .

 

j'aimerais mieux avoir à faire à des filles de chœur d'opéra qu'à des philosophes ; elles entendraient mieux raison

...

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'ArgentaI, Envoyé

de Parme

rue de la Sourdière

à Paris

14 juillet [1760]1

Je vous écrivis hier au soir, mon cher ange 2. Je reçois votre lettre du 9 . Je suis dans mon lit entouré de cent paquets ; on me presse pour czar Pierre Ier . Les philosophes me font enrager , ils ne savent ce qu'ils font . Ils sont désunis, j'aimerais mieux avoir à faire à des filles de chœur d'opéra qu'à des philosophes ; elles entendraient mieux raison .

J'ai à peine le temps de vous dire, mon divin ange, que vous me faites enrager sur L’Écossaise . Où est donc la difficulté de diviser en deux pièces le fond du théâtre ? de pratiquer une porte dans une cloison qui avance de 4 ou 5 pieds . L'avant-scène est alors supposée tantôt le café, tantôt la chambre de Lindane ; c'est ainsi qu'on en use dans tous les théâtres de l'Europe qui sont bien entendus . Le fond du théâtre représente plusieurs appartements : les acteurs sortent des uns et des autres, selon que le besoin l'exige ; il n'y a à cela nulle difficulté .

Pourquoi avez-vous la cruauté de vouloir que Lindane ennuie le public de la manière dont elle a fait connaissance avec Murrai ? Ce Murrai venait au café ; ce coquin de Frelon qui y vient aussi y a bien vu Lindane, pourquoi mylord Murrai ne l'aurait-il pas vue ? Ce sont ces petites misères, qu'on appelle en France bienséances, qui font languir la plupart de nos comédies . Voilà pourquoi on ne les peut jouer ni en Italie , ni en Angleterre , où l'on veut beaucoup d'action, beaucoup d'intérêt, beaucoup d'allées et venues, et point de préliminaires inutiles .

Mon cher ange, il est très plaisant de jouer L’Écossaise, mais il faut absolument imprimer deux ou trois jours auparavant la requête de ce pauvre Carré, traducteur de Hume . Songez je vous prie au paquet envoyé sous l'enveloppe de M. de Chauvelin . Je me mets à l'ombre de vos ailes .

V. »

1 L'année est portée par d'Argental sur le manuscrit .

Je n'ai dit qu'un mot, et ce mot a fait éclore vingt brochures parmi lesquelles il y en a quelques unes de bonnes et beaucoup de mauvaises

... Qu'en serait-il à l'heure du tweet qui ne ferait que brasser du vent médiatique en pure perte ?

 

« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand

14 juillet [1760] 1

Si vous aviez voulu, madame, avoir Le Pauvre Diable et Le Russe à Paris et d'autres drogues, vous m'auriez donné vos ordres, vous auriez du moins accusé la réception de mes paquets . Vous ne m'avez point répondu , et vous vous plaignez . J'ai mandé à votre ami que vous êtes assez comme les personnes de votre sexe qui font des agaceries et qui plantent là les gens après les avoir subjugués .

Il faut vous mettre un peu au fait de la guerres des rats et des grenouilles 2. Elle est plus sérieuse que vous ne pensez . Lefranc de Pompignan a voulu succéder à M. le président Hénault dans la charge de surintendant de la reine et être encore sous-précepteur ou précepteur des enfants de France, ou mettre son frère l’évêque dans ce poste . Ce Moïse et cet Aaron pour se rendre plus dignes des faveurs de la cour, ont fait ce beau discours à l'Académie qui leur à valu des sifflets de tout Paris . Leur projet était d'armer le gouvernement contre tous ceux qu'ils accusent d'être philosophes , de me faire exclure de l'Académie 3, de faire élire à ma place l'évêque du Puy et de purifier ainsi le sanctuaire profané . Je n'ai fait que rire, parce que Dieu merci, je ris de tout . Je n'ai dit qu'un mot, et ce mot a fait éclore vingt brochures parmi lesquelles il y en a quelques unes de bonnes et beaucoup de mauvaises .

Pendant ce temps là est arrivé le scandale de la comédie 4 des Philosophes . Mme de Robecq a eu le malheur de protéger cette pièce et de la faire jouer . Cette malheureuse démarche a empoisonné ses derniers jours . On m'a mandé que vous vous étiez jointe à elle ; cette nouvelle m'a fort affligé . Si vous êtes coupable avouez-le moi et je vous donnerai l'absolution .

Si vous voulez vous amuser lisez Le Pauvre Diable et Le Russe à Paris . J'imagine que Le Russe vous plaira davantage parce qu'il est d'un ton plus noble .

Vous lisez les ordures de Fréron . C'est une preuve que vous aimez la lecture, mais cela prouve aussi que vous ne haïssez pas les combats des rats et des grenouilles 5.

Vous dites que la plupart des gens de lettres sont peu aimables et vous avez raison . Il faut être homme du monde avant d'être homme de lettres . Voilà le mérite du président Hénault . On ne devinerait pas qu'il a travaillé comme un bénédictin .

Vous me demandez comment il faut faire pour vous amuser ? Il faut venir chez moi . On y joue des pièces nouvelles . On y rit des sottises de Paris et Tronchin guérit les gens quand on a trop mangé . Mais vous vous donnerez bien de garde madame de venir sur les bords de mon lac, vous n'êtes pas encore assez philosophe , assez détachée, assez détrompée . Cependant vous avez un grand courage puisque vous supportez votre état, mais j'ai peur que vous n'ayez pas le courage de supporter les gens et les choses qui vous ennuient . Je vous plains, je vous aime, je vous respecte et je me moque de l'univers 6 à qui Pompignan parle .

V. »

1 V* répond à une lettre du 5 juillet 1760 par laquelle la marquise reprend son commerce épistolaire avec lui .

2 Mme du Deffand écrit : «  […] je désapprouve si fort que vous soyez pour quelque chose dans la guerre des rats et des grenouilles (comme vous la nommez fort bien) que je ne puis consentir à flatter la vanité d'un des deux partis . », puis en conclusion : « Permettez-moi de finir par un conseil . Lisez la fable du Rat , de la grenouille et de l'aigle . » (voir La Fontaine : La grenouille et le rat : http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/grenrat.htm)

3 La nouvelle concernant une candidature possible de Jean-Georges Lefranc de Pompignan à l'Académie avait été donnée par d'Argental dans une lettre du 30 juin 1760 .

4 V* avait commencé à écrire l'académie .

5 Sur les reproches de V*, voir ce que lui écrivait d’Alembert , dans la lettre du 6 juillet 1760 à d'ArgentaI : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/12/05/il-faut-qu-ils-sachent-que-je-suis-heureux-et-qu-ils-crevent-5732403.html

La marquise s'en défendra dans sa lettre du 23 juillet 1760 /

6 Pour cette allusion, voir note de la lettre du 13 juin 1760 à Jean-François Joly de Fleury : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/06/13/on-voit-que-la-place-meme-ou-se-commit-le-petit-delit-dont-il-est-question.html