27/03/2016
Il est temps de prévenir (j'ai presque dit d'arrêter) la décadence de la langue et du goût
... Si tous les goûts sont dans la nature, il en est de meilleurs les uns que les autres, mais les décadents d'un jour peuvent être l'avant-garde du jour suivant , je vous l'assure, -- si, si , ça s'est déjà vu,-- et ça se verra éternellement tant que la liberté d'expression existera, tant mieux ou tant pis pour des générations de critiques .
La décadence de la langue ne me semble pas réellement d'actualité, à moins qu'on ne considère la nullité en ortografe comme le premier signe de celle-ci . Dans ce cas, la prévention par l'enseignement fait défaut, il ne reste qu'à tenter encore et encore de faire lire et écrire nos chères têtes blondes qui ont le nez collé à un écran du matin au soir, et même du soir au matin .
« A Pierre-Joseph Thoulier , abbé d'Olivet de
l'Académie
etc.
quartier du Louvre
à Paris
Mais mon maître est-ce que vous n'auriez point reçu un paquet que je fis partir il y a trois semaines à l'adresse que vous m'avez donnée ? ou mon paquet ne méritait-il pas un mot de vous ? ou êtes-vous malade ? ou êtes-vous paresseux ?
Eh bien voilà notre ancien projet 1 de donner un recueil d'auteurs classiques , qui fait fortune . Rien ne sera plus glorieux pour l'Académie, ni plus utile pour les Français et pour les étrangers . Il est temps de prévenir (j'ai presque dit d'arrêter) la décadence de la langue et du goût . Quel grand homme prenez-vous pour votre part ? Pour moi j'ai l'impudence de demander Pierre Corneille . C'est La Rose 2 qui veut parler des campagnes de Turenne . Je vous dirai , Cornelium Olivete relegi, qui quid sit magnum, quid turpe, quid utile, quid non, plenius ac melius Rousseau multis que docebat 3, et j'ajouterai, quam scit uterque libens censebo exereat artem 4.
La tragédie est un art que j'ai peut-être mal cultivé, mais je suis de ces barbouilleurs, qu'on appelle curieux, et qui étant à peine capable d'égaler Person 5, connaissent très bien la touche des grands maîtres ; en un mot si personne n'a retenu le lot de Corneille je le demande , et j'en écris à M. Duclos 6. Je crois que vous avez fait une très bonne acquisition dans M. Saurin . Il est littérateur et homme de génie .
Dites-moi qui se charge de La Fontaine 7. Je l'avais autrefois commencé sur le projet que vous aviez . Mais je ne sais ce que cela est devenu . J'ai perdu dans mes fréquentes tournées les trois quarts de mes paperasses et il m'en reste encore trop .
Vive, vale, scribe, ciceroniane Olivete 8.
V.
A Ferney tout près de votre Franche-Comté 10 avril 1761 . »
1 Est-ce le projet mentionné dans les lettres à Georg Conrad Walther en 1751 , comme le croit Bestermann ? [voir : http://w3public.ville-ge.ch/bge/volage.nsf/Attachments/ms... ] Il nous semble qu'il s'agit en fait des commentaires d'auteurs classiques entrepris par l'Académie sous l'impulsion de différents académiciens, et qui aboutirent notamment à la rédaction d'un commentaire détaillé du Quinte-Curce de Vaugelas ( voir : http://www.e-rara.ch/zut/content/pageview/9686900 et http://www.mshs.univ-poitiers.fr/gehlf/caron/quinte-curce... ) . D'Olivet avait proposé l'extension de l'entreprise à d'autres écrivains ; voir Alexis François , Histoire de la langue française, VI, p. 880 . Ses Remarques de grammaire sur Racine, publiées en 1738 représentent une sorte de modèle du genre .[voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Joseph_Thoulier_d'Olivet ]
2 La Rose ou Rosimond était le pseudonyme de Jean-Baptiste du Mesnil, qui écrivit des pièces légères pour le théâtre du Marais vers 1670 ; mais on pense aussi à un nom de valet .Voir : http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/personnagesAuteur.php?a=ROSIMOND,%20Jean-Baptiste%20du%20Mesnil%20dit%20Claude%20La%20Rose&s=auteur
3 J'ai relu Corneille, d'Olivet, lui qui enseignait ce qui est grand, honteux, utile et ce qui ne l'est pas, plus amplement et mieux que Rousseau et que beaucoup d'autres ; d'après Horace, Épîtres, I, ii, 2-4 .
4 Je suis d'avis que l'un et l'autre exerce de bon cœur l'art qu'il connait ; Horace , Épîtres, I, XIV, 44 .
5 On ne connait ce personnage que par une épigramme de Jean-Baptiste Rousseau, II, 28 :
Gacon , rimailleur subalterne,
Vante Person le barbouilleur .
6 Voir lettre du même jour à Pinot Duclos : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/04/09/la-langue-et-le-gout-deux-choses-assez-inconstantes-dans-ma.html
7Il ne semble pas que l'académie se soit occupée d'une édition ou d'un commentaire des oeuvres de La Fontaine .
8 Vis, porte-toi bien, écris , d'Olivet cicéronien .
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