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08/05/2016

J’écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?

... Ach ! les pétits soizeaux kasouillent dans lé pranches !

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« A Ivan Ivanovitch Schouvalov

A Ferney, 11 Juin 1761 1

Monsieur, vous vous êtes imposé vous-même le fardeau de l’importunité que mes lettres, peut-être trop fréquentes, doivent vous faire éprouver ; voilà ce que c’est que de m’avoir inspiré de la passion pour Pierre-le-Grand et pour vous : les passions sont un peu babillardes. 

Votre Excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont que de très faibles esquisses ; j’attendrai que vous fassiez mettre en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau ; ils ont été écrits à la hâte. Vous distinguerez aisément les fautes du copiste et celles de l’auteur, et tout  sera ensuite exactement rectifié : j’ai voulu seulement pressentir votre goût pour m'y conformer. 

Dès que j’ai pu avoir un moment de loisir, j’ai lu les remarques sur le Ier tome 2, envoyées par duplicata, desquelles je n’ai reçu qu’un seul exemplaire, l’autre ayant été perdu, apparemment avec les autres papiers confiés à M. Puschkin.  

Je vous prierai en général, vous, monsieur, et ceux qui ont fait ces remarques, de vouloir bien considérer que votre secrétaire des Délices écrit pour les peuples du Midi, qui ne prononcent point les noms propres comme les peuples du Nord. J’ai déjà eu l’honneur de remarquer avec vous qu’il n’y eut jamais de roi de Perse appelé Darius, ni de roi des Indes appelé Porus ; que l’Euphrate, le Tigre, l’Inde, et le Gange, ne furent jamais nommés ainsi par les nationaux, et que les Grecs ont tout grécisé.

Graiis dedit ore rotundo

Musa loqui .3

Pierre-le-Grand ne s’appelle point Pierre chez vous ; permettez cependant que l’on continue à l’appeler Pierre ; à nommer Moscow, Moscou ; et la Moskowa, la Moska 4, etc.

J’ai dit que les caravanes pourraient, en prenant un détour par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne de Pétersbourg à Pékin, et cela est très vrai ; en passant par les terres des Eluths, par les déserts des Kalmouks-Kottkots, et par le pays des Tartares de Kokonor, il y a des montagnes à droite et à gauche ; mais on pourrait certainement aller à la Chine sans en franchir presque aucune ; de même qu’on pourrait aller par terre, et très aisément, de Pétersbourg au fond de la France, presque toujours par des plaines. C’est une observation physique assez importante, et qui sert de réponse au système, aussi faux que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes de Pétersbourg à la Chine ; mais je dis qu’on pourrait les éviter en prenant des détours. 

Je ne conçois pas comment on peut me dire qu’on ne connaît point la Russie noire. Qu’on ouvre seulement le dictionnaire de Moreri 5 au mot Russie, et presque tous les géographes, on trouvera ces mots : Russie noire, entre la Volhinie et la Podolie, etc. 

Je suis encore très étonné qu’on me dise que la ville que vous appelez Kiow ou Kioff ne s’appelait point autrefois Kisovie. La Martinière est de mon avis : et si on a détruit les inscriptions grecques, cela n’empêche pas qu’elles n’aient existé. 

J’ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoyés par vous, monsieur, est un Allemand : il écrit Iwan Wassiliewitsch, et moi  j’écris Ivan Basilovis ; cela donne lieu à quelques méprises dans les remarques.

Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou appelé la Ville chinoise. L’observateur dit , que ce quartier portait ce nom avant qu’on eût la moindre connaissance des Chinois et de leurs marchandises.  J’en appelle à Votre Excellence : comment peut-on appeler quelque chose chinois, sans savoir que la Chine existe ? dirait-on la valeur russe, s’il n’y avait pas une Russie ?

Est-il possible qu’on ait pu faire de telles observations ? Je serais bien heureux, monsieur, si vos importantes occupations vous avaient permis de jeter les yeux sur ces manuscrits que vous daignez me faire parvenir. L’écrivain prodigue les s, c, k, h, allemands. La rivière que nous appelons Veronise, nom très doux à prononcer, est appelée, dans les mémoires Woronestsch , et dans les observations, on me dit que vous prononcez Voronege : comment voulez-vous que je me reconnaisse au milieu de toutes ces contrariétés ? J’écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?

Pourquoi, lorsqu’en suivant exactement vos mémoires, ayant distingué les serfs des évêques et les serfs des couvents, et ayant mis pour les serfs des couvents le nombre de 721 500, ne daigne-t-on pas s’apercevoir qu’on a oublié un zéro en répétant ce nombre à la page 59 6, et que cette erreur vient uniquement du libraire, qui a mal mis le chiffre en toutes lettres ?

Pourquoi s’obstine-t-on à renouveler la fable honteuse et barbare du czar Ivan Basilovis, qui voulut faire, dit-on, clouer le chapeau d’un prétendu ambassadeur d’Angleterre, nommé Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur ? Par quelle rage ce czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent nu-tête ? L’observateur ignore-t-il que dans tout l’Orient, c’est un manque de respect que de se découvrir la tête ? Interrogez, monsieur, le ministre d’Angleterre, et il vous certifiera qu’il n’y a jamais eu de Bèze ambassadeur ; le premier ambassadeur fut M. de Carlile 7.

Pourquoi me dit-on qu’au VIè siècle on écrivait à Kiovie sur du papier, lequel n’a été inventé qu’au XIIè siècle ?8

L’observation la plus juste que j’aie trouvée est celle qui concerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort longtemps avant la princesse Olha ; on devait écrire Polyeucte au lieu de Photius : Polyeucte était patriarche de Constantinople au temps de la princesse Olha. C’est une erreur de copiste que j’aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées 9; je suis coupable de cette inadvertance, que tout homme qui sera de bonne foi rectifiera aisément.

Est-il possible, monsieur, qu’on me dise, dans les observations, que le patriarchat de Constantinople était le plus ancien ? c’était celui d’Alexandrie ; et il y avait eu vingt évêques de Jérusalem avant qu’il y en eût un à Byzance.

Il importe bien vraiment qu’un médecin hollandais se nomme Vangad ou Vangardt ! vos mémoires, monsieur, l’appellent Vangad, et votre observateur me reproche de n’avoir pas bien appelé le nom de ce grand personnage. Il semble qu’on ait cherché à me mortifier, à me dégoûter, et à trouver, dans l’ouvrage fait sous vos auspices, des fautes qui n’y sont pas. 

J’ai reçu aussi, monsieur, un mémoire intitulé : Abrégé des recherches de l’antiquité des Russes, tiré de l’Histoire étendue à laquelle on travaille.10

On commence par dire, dans cet étrange mémoire, que l’antiquité des Slaves s’étend jusqu’à la guerre de Troie, et que leur roi Pilimène alla avec Anténor au bout de la mer Adriatique, etc. C’est ainsi que nous écrivions l’histoire il y a mille ans  c’est ainsi qu’on nous faisait descendre de Francus par Hector, et c’est apparemment pour cela qu’on veut s’élever contre ma préface, dans laquelle je remarque ce qu’on doit penser de ces misérables fables. Vous avez, monsieur, trop de goût, trop d’esprit, trop de lumières, pour souffrir qu’on étale un tel ridicule dans un siècle aussi éclairé.

Je soupçonne le même Allemand d’être l’auteur de ce mémoire , car je vois Ivanovis, Basilovis, orthographiés ainsi Ivanowistsch Waciliewistsch. Je souhaite à cet homme plus d’esprit et moins de consonnes.

Croyez-moi, monsieur, tenez-vous en à Pierre-le-Grand ; je vous abandonne nos Chilpéric, Childéric, Sigebert, Caribert, et je m’en tiens à Louis XIV.

Si Votre Excellence pense comme moi, je la supplie de m'en instruire. J’attends l’honneur de votre réponse, avec le zèle et l’envie de vous plaire que vous me connaissez ; et je croirai toujours avoir très bien employé mon temps, si je vous ai convaincu des sentiments pleins de vénération et d’attachement avec lesquels je serai toute ma vie,

monsieur,

de Votre Excellence,

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Au château de Ferney en Bourgogne

par Genève 11è juin 1761. »





 

1 C'est une minute partiellement autographe qui a servi de « copie » pour Kehl ; elle porte la mention de V* « Lettre écrite à M. de Schouvalou le 11 juin 1761, envoyée à M. de Soltikoff » ; la citation latine qui n'y figure pas a été ajoutée par V* sur le manuscrit original .

2 Ces remarques sont sans doute celles de Gerhard Friedrich Müller dans son anonyme « Beurtheilung des Geschichte des Russischen Reiches, unter der Regierung Peter des Grossen, vom Herrn Voltaire, in einem Schreiben an den Herausgeber des gemeinnützigen Magazins », 1761 ; l'auteur relève cinq cents fautes de l'ouvrage .

3 La muse a donné aux Grecs la faculté de parler d'une bouche harmonieuse ; Horace, Art poétique, 323-324 .

4 Voir lettre du 1er août 1758 à Schouvalov où V*traite ce problème de la transcription des mots russes  : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/09/27/s-enrichir-par-l-agriculture-il-a-fallu-que-le-gouvernement.html

5 Dans le Grand dictionnaire historique, édition de Bâle, 1740 .

6 Dans la première édition du volume 1 .

7 Ce premier ambassadeur fut Charles Howard, premier comte de Carlisle en 1663-1664 .

8 On fabriqua du papier en Europe au Xè siècle ; la bibliothèque de l'université de Leyde conserve un manuscrit arabe sur papier du IXè siècle, et il faut ajouter que le papier fut d'usage en Chine encore auparavant .

9 Voir la Préface, III .

10 Sans doute de Mikhaïl Vasilievitch Lomonossov dont un ouvrage a été récemment publié et dont un autre devait l'être en 1766 .

 

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