11/08/2017
Tâchez de votre côté d'éclairer la jeunesse autant que vous le pourrez.
... Il semble parfois que notre XXIè siècle soit bien en retard sur les priorités que Voltaire prônait , alors ...
... pourquoi est-il besoin de le rappeler ?
« A Jean Le Rond d'Alembert
Au château de Ferney, par Genève,
15 de septembre [1762] 1
Mon très aimable et très grand philosophe, je suis emmitouflé. Je vise à être sourd et aveugle. Si je n'étais qu'aveugle, je reviendrais voir Mme du Deffand [i]; mais étant sourd il n'y a pas moyen.
Je vous prie de dire à l'Académie que je la régalerai incessamment de l'Héraclius de Calderon, qui pourra réjouir autant que César de Shakespeare [ii]. Soyez très persuadé que j'ai traduit Gille Shakespeare selon l'esprit et selon la lettre [iii]. L'ambition qui paie ses dettes est tout aussi familier en anglais qu'en français [iv], et le dimitte nobis debita nostra n'en est pas plus noble pour être dans le Pater.
On a bien de la peine avec les Calas ; on n'a été instruit que petit à petit, et ce n'est qu'avec des difficultés extrêmes qu'on a fait venir les enfants à Genève, l'un après l'autre, et la mère à Paris. Les mémoires ont été faits successivement, à mesure qu'on a été instruit. Ces mémoires ne sont faits que pour préparer les esprits, pour acquérir des protecteurs, et pour avoir le plaisir de rendre un parlement et des pénitents blancs [v] exécrables et ridicules.
Comment peut-on imaginer que j'aie persécuté Jean-Jacques ? voilà une étrange idée ; cela est absurde. Je me suis moqué de son Émile, qui est assurément un plat personnage ; son livre m'a ennuyé ; mais il y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin [vi]; en vérité , ai-je le nez tourné à la persécution ? croit-on que j'aie un grand crédit auprès des prêtres de Berne ?[vii] Je vous assure que la prêtraille de Genève aurait fait retomber sur moi, si elle avait pu, la petite correction qu'on a faite à Jean-Jacques, et j'aurais pu dire : jam proximus ardet Eucalegon [viii], si je n'avais pas des terres en France, avec un peu de protection [ix]. Quelques cuistres de calvinistes ont été fort ébahis et fort scandalisés que l'illustre république me permît d'avoir une maison dans son territoire, dans le temps qu'on brûle et qu'on décrète de prise de corps Jean-Jacques le citoyen [x], mais comme je suis fort insolent, j'en impose un peu, et cela contient les sots. Il y a d'ailleurs plus de Jean Meslier et de Sermon des cinquante dans l'enceinte de nos montagnes qu'il n'y en a à Paris. Ma mission va bien, et la moisson est assez abondante [xi]. Tâchez de votre côté d'éclairer la jeunesse autant que vous le pourrez.
J'ai envoyé à frère Damilaville un long détail d'une bêtise imprimée dans les journaux d'Angleterre ; c'est une lettre qu'on prétend que je vous ai écrite [xii]; vous auriez un bien plat correspondant, si je vous avais en effet écrit dans ce style.
Le factum de l'archevêque de Paris contre Jean-Jacques [xiii] me parait plus plat que l'éducation d'Émile ; mais il n'approche pas du réquisitoire d'Omer. Quand un homme public est bête, il faut l'être comme Omer, ou ne point s'en mêler. Je suis très sûr qu'on a proposé Berthier pour la place de maître Editue [xiv]. Il faut avouer qu'il y a certaines familles où l'on élève fort bien les enfants ; mais, Dieu merci, nous n'avons eu qu'une fausse alarme.
Je vous parle rarement de Luc [xv], parce que je ne pense plus à lui ; cependant, s'il était capable de vivre tranquille et en philosophe, et de mettre à écraser l'Infâme la centième partie de ce qu'il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner.
Vous avez vu , sans doute, la belle lettre que Jean-Jacques a écrite à son pasteur, pour être reçu à la sainte table : je l'ai envoyée à frère Damilavile [xvi]. Vous voyez bien que ce pauvre homme est fou : pour peu qu'il eût eu un reste de sens commun, il serait venu au château de Tournay que je lui offrais, c'est une terre entièrement libre. Il y eût bravé également et les prêtres ariens et l'imbécile Omer et tous les fanatiques ; mais son orgueil ne lui a pas permis d'accepter les bienfaits d'un homme qu'il avait outragé.
Criez partout, je vous en prie, pour les Calas et contre le fanatisme, car c'est l'Infâme qui a fait leur malheur. Vous devriez bien venir un jour à Ferney avec quelque bon cacouac [xvii]. Je voudrais vous embrasser avant de mourir, cela me ferait grand plaisir. »
1 D'Alembert a écrit le 8 septembre 1762 : « L'Académie […] vous remerci[e] de la traduction que vous lui avez envoyée du Jules César de Shakespeare ; […] elle s'en rapporte à vous pour la fidélité de la traduction, n'ayant pas eu d'ailleurs l'original sous les yeux . Elle est étonnée qu'une nation qui n'est pas barbare puisse applaudir à des rhapsodies si grossières ; et rien ne lui paraît plus propre, comme vous l'avez très bien pensé , à assurer la gloire de Corneille . […] j'ai peine à croire qu'en certains endroits l'original soit aussi mauvais qu'il le paraît dans cette traduction . […] vous faites dire à l'un des acteurs, mes braves gentilshommes ; il y a apparence que l'anglais porte gentlemen, ou peut être worthy gentlemen, expression qui ne renferme pas l'idée de familiarité qui est attachée dans notre langue à celle-ci, mes braves gentilshommes ; vous savez d'ailleurs mieux que moi que gentleman en anglais ne signifie pas ce que nous entendons par gentilhomme . Vous faites dire à un des conjurés , après l’assassinat de César, l'ambition vient de payer ses dettes . Cela est ridicule en français, et je ne doute point que cela soit fidèlement traduit, mais cette façon de parler est-elle ridicule en anglais ? […] il est très important que dans votre traduction vous ayez conservé le caractère de l'original dans chaque phrase […] . Le mémoire de Donat Calas, et celui d’Élisabeth Canning, me sont parvenus par M. Jannel ; l'un et l'autre sont à merveille ; je crois pourtant qu'il aurait encore mieux valu les refondre ensemble, et n'en faire qu'un seul écrit […] . qu'est-ce qu'un Éloge de Crébillon, ou plutôt une satire sous le nom d'éloge, qu'on vous attribue ? Quoique je pense absolument comme l'auteur de cette brochure sur le mérite de Crébillon, je suis fâché qu'on ait choisi le moment de sa mort pour jeter des pierres sur son cadavre […] . Les mais de Rousseau […] répandent ici que vous le persécutez, que vous l'avez fait chasser de Berne, et que vous travaillez à le faire chasser de Neuchâtel ; je suis persuadé qu'il n'en est rien […] . Souvenez vous d'ailleurs que si Rousseau est persécuté, c'est pour avoir jeté des pierres, et d’assez bonnes pierres, à cette infâme que vous voudriez voir écrasée, et qui fait le refrain de toutes vos lettres […] . l'archevêque vient de faire contre lui un grand diable de mandement, qui donnera envie de lire sa profession de foi à ceux qui ne la connaissaient pas […] . que dites-vous de la révolution de Russie, et de votre ancien disciple, dont vous vous obstinez à ne me point parler ? Vous avez toujours cru qu'il périrait ; il s'en tirera pourtant, si je ne me trompe, grâce à son activité , et à son courage . Je me flatte qu'après la paix, qu'on nous fait espérer bientôt, il redeviendra notre ami […] . »
i Aveugle elle-même.
ii V* a inclus ces traductions dans ses Commentaires sur Corneille pour comparer les Héraclius de Calderon et de Corneille, et aussi le César avec Cinna ; cf. lettres du 4 juin à Cappacelli et 17 juin à d'Alembert.
iii Le 8 septembre, de d'Alembert : « j'ai peine à croire qu'en certains endroits l'original soit aussi mauvais qu'il le parait dans cette traduction. »
iv D'Alembert avait posé la question .
vLe parlement de Toulouse, et les pénitents blancs, qui, selon V* ont inspiré la sentence.
vi Lettre à Damilaville le 14 juin : les « pages contre le christianisme, des plus hardies qu'on ait jamais écrites » = la Profession de foi du vicaire savoyard .
vii D'Alembert lui avait écrit : « Les amis de Rousseau ... répandent ici que vous le persécutez, que vous l'avez fait chasser de Berne, et que vous travaillez à le faire chassez de Neuchâtel... »
viii Déjà tout près brûle Ucalegon .
ix Celle de Choiseul et de Mme de Pompadour.
xAprès la condamnation le 19 juin de l'Emile, du Contrat social et de JJ Rousseau lui-même, Charles Pictet écrivait à Duvillars le 22 juin : « Ce tribunal flétrit par un jugement infamant un citoyen de la république qui a jusqu'à présent bien mérité d'elle ... pendant que le même tribunal permet qu'on imprime avec l'approbation publique les ouvrages d'un homme qui insulte à Genève et à la religion qu'on y professe ...; et en faveur de qui le conseil fait-il cette distinction ? en faveur d'un étranger auquel on a accordé une retraite dans le temps où toute l'Europe la lui refusait ... »
xi Charles Pictet l'accusait le 22 juin d' « infecte(r) tout ce qui l'environne du poison de ses sentiments erronés » et d'avoir « fait à Genève plus de déistes que Calvin n'y a fait de protestants » . Pictet avait été condamné le 23 juillet pour avoir critiqué la sentence du Petit Conseil.
xii La lettre du 29 mars 1762 à d'Alembert (au sujet d'un compte-rendu fait par le Journal encyclopédique , d'un « impertinent petit libelle », et surtout au sujet de l'affaire Calas) avait parue, lourdement falsifiée dans le St James chronicle du 17 juillet. Le 29 août, V* à Damilaville : « Vous ne vous souvenez peut-être pas d'une lettre qui est, je crois la première que je vous écrivis sur cette affaire, et qui était adressée à M. d'Alembert. Je vous l'envoyais afin que tous les frères fussent instruits de cet horrible exemple de fanatisme. Je ne sais quel exécrable polisson ... y a ajouté tout ce qu'on peut dire ... de plus punissable contre le gouvernement. L'auteur a poussé la sottise jusqu'à dire du mal du roi... Il se trouve encore que le Journal encyclopédique, qui est le seul journal que j'aime, est attaqué violemment dans ce bel écrit qu'on m'attribue ... quand vous verrez M. d'Alembert, je vous prie de l'instruire de tout cela. »
xiii Mandement de mgr l'archevêque de Paris portant condamnation d'un livre qui a pour titre :Émile ou l'éducation , 1762, daté du 20 août.
xiv A savoir, comme sous-précepteur du dauphin. D'Alembert ne le croyait pas ; mais le père Berthier fut effectivement nommé à ce poste ; l'expression est inspirée du Pantagruel de Rabelais.
xv D'Alembert lui avait demandé ce qu'il disait de son « ancien disciple dont (il) s'obstin(ait) à ne (lui) point parler ».
xvi Lettre de Rousseau du 24 août adressée à Frédéric-Guillaume de Montmolin, ministre à Motiers et que V* envoya à Damilaville le 9 septembre .
xvii Cf. lettre à d'Alembert du 8 janvier 1758 sur les « cacouacs » nom moqueur pour désigner les philosophes.
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