08/06/2018
il vous faudra un jour réprimer les bacheliers en fourrures, ainsi que les gens en bonnet à trois cornes
... Tout à fait exacte prédiction voltairienne !
« A Louis-René de Caradeuc de La Chalotais
Au château de Ferney
le 9 juin [1763]
Je n’ai point reçu, monsieur, l’imprimé dont vous daignez m’honorer, et qui m’avait tant plu en manuscrit 1. Il se pourra fort bien faire que je ne le reçoive pas, quelque contresigné qu’il puisse être, à moins qu’on ne l’adresse à M. Jeannel, intendant des postes, et maître absolu de tous les imprimés qu’on envoie, ou qu’on ne me dépêche le paquet par la diligence de Lyon, à l’adresse de M. Camp, banquier à Lyon. Il y a, depuis peu, une petite inquisition sur les livres ; on coupe les vivres à nos pauvres âmes tant que l’on peut. Je crois que nous en avons l’obligation à la lettre que M. Jean-Jacques Rousseau s’est avisé d’écrire à Christophe de Beaumont.
Je ne suis point du tout étonné, monsieur, que le pédant, lourd, crasseux, et vain 2, soit fâché qu’un homme qui n’a pas l’honneur d’être pédant de l’université lui enseigne son métier. Vous avez chassé les jésuites, et vous avez bien fait, messieurs ; je vous en loue, je vous en remercie ; mais il vous faudra un jour réprimer les bacheliers en fourrures, ainsi que les gens en bonnet à trois cornes 3. La Fontaine a raison de dire :
Je ne connais de bête pire au monde
Que l’écolier, si ce n’est le pédant. 4
Dès que j’aurai votre excellent ouvrage, je le proposerai à un libraire, et j’aurai l’honneur de vous en donner avis.
Permettez-moi, monsieur, de vous dire que le sénat de Suède est un conseil de régence perpétuel. Vous savez mieux que moi que chaque gouvernement a sa forme différente, et que rien ne se ressemble dans ce monde. Je suis partisan de l’autorité des parlements, et j’aimerais passionnément celui de Paris si vous en étiez le procureur-général. Je voudrais surtout qu’il fût un peu plus philosophe ; il ne l’est point du tout, et cela me fâche. Mais vous me consolez autant que vous m’instruisez. Dieu nous donne bien des magistrats comme vous, afin que nous puissions nous flatter d’égaler les Anglais en quelque chose !
Agréez, monsieur, le très sincère respect d’un pauvre homme près de perdre les yeux, et qui veut les conserver pour vous lire.
Voltaire. »
1 Essai d'éducation nationale . Voir lettre du 28 février 1763 au même : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/02/03/pour-former-des-enfants-vous-commencez-par-former-des-hommes-6023285.html
et la lettre du 6 novembre 1762 à La Chalotais : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/05/correspondance-annee-1762-partie-30.html
2 Souvenir d'un vers de V* lui-même dans Les chevaux et les ânes, v. 65 : « Le lourd Crevier, pédant crasseux et vain. » (http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/05/facetie-les-chevaux-et-les-anes-ou-etrennes-aux-sots.html ); sur Crevier voir lettre du 6 décembre 1762 à Damilaville : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2016/12/07/est-ce-du-vieux-est-ce-du-nouveau-est-ce-du-bon-5883799.html
3 C'est-à-dire les docteurs en Sorbonne et les parlementaires .
4 Citation approximative de La Fontaine dans « L'écolier , le pédant et le maître d'un jardin » : http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/ecolpedant.htm
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