Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/09/2024

être à Paris et courir d'un bout de la ville à l'autre c'est la vie d'un fiacre

... ou d'un Premier Ministre nouvellement choisi !

 

 

« A Marie-Louise Denis

7 mars 1769

Il y a , ma chère nièce, dans votre lettre du 28 février un mot qui m'a percé le cœur . Vous voudriez, dites-vous, avoir une terre à une demi-lieue de Ferney ; ajoutez donc qu'il faudrait que Ferney fut dans le climat du Languedoc ou de la Touraine à portée de quelque grande ville . Vous ne pouvez marcher, votre santé se dérange souvent, vous n'aimez ni n'entendez l'agriculture, vous avez besoin de société et de secours ; rien de tout cela ne se trouve dans le pays barbare où je cultive la terre en attendant que je rentre à cinq ou six pieds de sa surface . Je vis absolument seul et cette solitude nécessaire à ma façon de penser serait affreuse pour vous . Vous ne pouvez supporter la campagne qu'avec du monde et des fêtes qui ne me conviennent plus ; je ne peux ni dîner ni souper sans qu'on me fasse la lecture ; la solitude est mon seul partage ; j'aurais voulu achever ma vie avec vous dans un faubourg de Paris et le faubourg serait encore trop éloigné pour vous du centre où vous êtes née . La Sibérie et Ferney sont précisément la même chose cinq mois de l'année . Il n'y a qu'un travail assidu de quinze heures par jour qui puisse faire supporter la vie sous quatre pieds de neige. Le bonheur d'un hibou n'est pas celui d'une fauvette . Je me suis prêté pendant quelques jours à un prince russe 1 que l'impératrice m'a envoyé avec des présents, des lettres charmantes et le livre de ses lois ; mais après lui avoir ouvert ma porte je la ferme à tout le reste de la terre .

Je ne retire rien de Ferney, mais je l'améliore et rebâtit tout le Châtelard . Il sera utile et délicieux ; j'entends délicieux pour six mois, car il y aura toujours six mois horribles à passer . Votre sœur se partage entre la campagne et la ville ; vous savez que je ne puis le faire depuis une certaine lettre d'une certaine femme 2. Il faudrait arranger nos affaires avec notre notaire ; mais c'est le plus plat et le plus opiniâtre de tous les garde-notes . Le jeune vieillard au nez haut qui vous doit de l'argent n'est pas homme à engager la présidente 3 dans mes intérêts . Son insupportable orgueil croit toujours qu'on lui a manqué quand on ne lui a pas écrit tous les huit jours ; il n'est appliqué qu'à son intérêt et à ses plaisirs et n'a jamais fait de bien à personne . Si la présidente avait lu les pages 151 et 180 de l'admirable poème des Saisons 4, si elle pensait comme Saint-Lambert ose penser et écrire, je pourrais en ce cas imiter votre sœur qui a pris le bon parti, et le seul qui puisse contribuer à la douceur de la vie .

Mme Du Deffand, que j'aime depuis plus de quarante ans, m'écrit des lettres charmantes . Elle et son amie 5 désirent fort de me voir ; mais tout cela serait fort difficile à ajuster . Il faudrait avoir une petite maisonnette dans le voisinage, car être à Paris et courir d'un bout de la ville à l'autre c'est la vie d'un fiacre . Et puis comment s'arranger avec ce misérable notaire, l'opprobre des garde-notes 6.

Les Deux Frères 7 pourraient fournir une occasion favorable ; mais Les Deux Frères ne pourront être établis à Paris que dans un an. De plus il y a eu du dérangement dans le régisseur de mon bien de Colmar . Il faut guérir cette plaie et cela demandera du temps . J'ai peur que cette affaire ne soit pas terminée avant l'hiver . Pour le Châtelard, il ira plus vite,il sera bâti pour recevoir la récolte et cette récolte sera fort mauvaise ; nous n'avons pu semer que le tiers tout au plus de l'ordinaire et les pluies ont gâté une grande partie de ce malheureux tiers . Le chapitre des accidents est toujours considérable . À l’égard de vos affaires, vous devez voir dix mille francs cette année de M. de Lézeau, en comptant huit mille d'anciens arrérages et de deux mille du courant . Vous devez recevoir autant de M. le maréchal de Richelieu . Il ne vous en coûtera qu'une lettre . Vous êtes sur les lieux, vous êtes à portée de consulter sur l’affaire de la succession de Guise ; mais je sais certainement que vous êtes en doit de demander une contribution sur les biens, sauf aux héritiers à partager entre eux le fardeau.

S'il y a quelques nouveautés dans les pays étrangers, je ne manquerai pas de vous les faire tenir par M. Lefèvre 8.

Je ne crois pas que vous puissiez voir M. de La Sourdière 9 ; mais vous ferez bien en cas que vous le voyiez et que vous lui écriviez de lui insinuer qu'il est d'une belle âme comme la sienne de ne pas absolument oublier ses anciens serviteurs . Je crois vous avoir mandé que je lui ai écrit ; mais certainement il ne me répondra point .

Je n'écris point à l'abbé Binet, il est trop occupé de ses ouvrages ; je ne suis pas mal avec Mme Binet 10, mais je ne la fatigue pas . Les enfants viennent aujourd’hui  dîner avec mon Russe . La maison Racle est presque toute dépeinte ; voilà de l'argent bien mal employé .

Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

V. »

1 Prince Fédor Alexeievitch Koslowsky ; voir lettre du 26 février 1769 à Catherine II : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/27/je-ne-sais-pas-ce-qui-est-arrive-a-notre-nation-qui-donnait-autrefois-de-gr.html

2 Mme de Pompadour ; voir lettre du 5 février 1754 à Mme Denis :  « A l'égard du placet que je vous ai adressé, et de la lettre à Mme de Pompadour, je remets le tout à votre volonté, à votre prudence. Peut-être ne faut -il rien faire du tout . C'est trop demander grâce. Il faut faire son paquet, souffrir en silence , et attendre la fin de mes peines de la mort. » .

3 Richelieu.

4Mme du Barry.

5Les numéros de pages renvoient à l'édition de 1769 des Saisons ; voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Saisons_(Saint-Lambert)

6 Mme de Choiseul ; mais V* se fait des illusions sur les sentiments de ces deux dames à son égard .

7D'après la lettre du 27 février 1769 à Mme Denis, ce « notaire » qui est « l'opprobre des garde-notes », donc des autres notaires, ne peut être que Louis XV, « l'opprobre » des autres rois de son temps . ce nom de code reviendra d'ailleurs pour le désigner .

Voir : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/08/30/les-gens-qui-sont-dans-la-boue-a-ce-que-vous-dit-d-alembert-6512555.html

8Les Guèbres qui pourraient fournir à V* l'occasion de venir à Paris, comme Irène le fera plus tard .

9Marin.

10Sans doute Richelieu qui était sourd .Mme de Choiseul ; l'abbé Binet est Choiseul.

Écrire un commentaire