27/08/2024
Je ne sais pas ce qui est arrivé à notre nation qui donnait autrefois de grands exemples en tout , mais nous sommes bien barbares en certains cas et bien pusillanimes dans d'autres
... C'est d'actualité, hélas .
Heureusement les Jeux paralympiques vont nous redonner un peu d'espoir aux qualités humaines .
« A Catherine II, impératrice de Russie
26è février 1769 à Ferney 1
Cette belle et noire pelisse
Est celle que perdit le pauvre Moustapha,2
Quand notre brave impératrice
De ses musulmans triompha ;
Et ce beau portrait que voilà,
C’est celui de la bienfaitrice
Du genre humain qu’elle éclaira.
Voilà ce que j’ai dit, madame, en voyant le cafetan dont votre majesté impériale m’a honoré, par les mains de M. le prince Kouslowsky, capigi bachi 3 de vos janissaires, et surtout cette boite tournée de vos belles et 4 augustes mains, et ornée de votre portrait.
Qui le voit et qui le touche
Ne peut borner ses sens à le considérer ;
Il ose y porter une bouche
Qu’il n’ouvre désormais que pour vous admirer.
Mais quand on a su que la boite était l’ouvrage de vos propres mains, ceux qui étaient dans ma chambre ont dit avec moi :
Ces mains, que le ciel a formées
Pour lancer les traits des Amours,
Ont préparé déjà ces flèches enflammées,
Ces tonnerres d’airain dont vos fières armées
Au monarque sarmate 5 assurent des secours ;
Et la Gloire a crié, de la tour byzantine,
Aux peuples enchantés que votre nom soumet :
Victoire à Catherine !
Opprobre 6 à Mahomet !
Qu’est devenu le temps où l’empereur d’Allemagne aurait, dans les mêmes circonstances, envoyé des armées à Belgrade, et où les Vénitiens auraient couvert de vaisseaux les mers du Péloponnèse ? Eh bien ! madame, vous triompherez seule. Montrez-vous seulement à votre armée vers Kiovie, ou plus loin, et je vous réponds qu’il n’y a pas un de vos soldats qui ne soit un héros invincible. Que Moustapha se montre aux siens, il n’en fera que de gros cochons comme lui.
Quelle fierté imbécile dans cette tête coiffée d’un turban à aigrette ! Tous les rois de l’Europe ne devraient-ils pas venger le droit des gens, que la Porte ottomane viole tous les jours avec un orgueil si grossier 7 ?
Ce n’est pas assez de faire une guerre heureuse contre ces barbares, pour la terminer par une paix telle quelle ; ce n’est pas assez de les humilier, il faudrait les détruire 8. Un homme à idées neuves me disait il y a quelques jours qu'on pourrait aisément dans les vastes plaines où vos troupes vont marcher se servir avec succès des anciens chariots de guerre en les rectifiant . Il imaginait des chars à deux timons bordés à leur extrémité d'un large chanfrein qui couvrirait le poitrail des chevaux . Chaque char très léger serait conduit par deux fusiliers postés derrière le char sur une soupente 9. Ces chars précéderaient la cavalerie . Ce spectacle étonnerait les Turcs , et tout ce qui étonne subjugue . Ce qui ne vaudrait rien dans un pays entrecoupé ou montagneux pourrait être merveilleux en plaine, au moins pour une campagne . L’essai coûterait fort peu de chose . Il pourrait beaucoup servir sans nuire ; voilà ce que me disait mon songe-creux, et je le répète à l'héroïne de notre siècle . Elle en jugera d'un coup d’œil . Elle pourra en rire, mais elle pardonnera au zèle .
Pendant qu'Elle se prépare contre le Turc Elle forme un corps de lois 10. Je lis l'instruction préliminaire que Votre Majesté Impériale a la bonté de m'envoyer et je n'interromps ma lecture que pour achever ma lettre 11. Madame, Numa et Minos 12 auraient signé votre ouvrage, et n'auraient pas été peut-être capables de le faire . Cela est net, précis , équitable, ferme et humain . Soyez sûre que personne n'aura dans la postérité un plus grand nom que vous 13 , mais au nom de Dieu, battez les Turcs, malgré le nonce du pape en Pologne qui est si bien avec eux .
De tous les préjugés destructrice brillante,
Qui du vrai dans tout genre embrassez le parti,
Soyez à la fois triomphante
Et du saint Père et du muphti .
Ah ! Madame, quelle leçon Votre Majesté 14 donne à nos petits Français 15, à notre ridicule Sorbonne, à nos charlatans disputeurs 16 dans les écoles de médecine ! Vous vous êtes fait inoculer avec moins d'appareil qu'une religieuse prend un lavement 17 . Le prince impérial a suivi votre exemple . M. le comte Orlof va à la chasse dans la neige après s'être fait donner la petite vérole . Voilà comme Scipion en aurait usé si la petite vérole 18 venue d'Arabie avait existé de son temps .
Pour nous autres nous avons été sur le point de ne pouvoir être inoculés que par arrêt du Parlement . Je ne sais pas ce qui est arrivé à notre nation qui donnait autrefois de grands exemples en tout 19 , mais nous sommes bien barbares en certains cas et bien pusillanimes dans d'autres .
Madame, je suis un vieux malade de soixante et quinze ans . Je radote peut-être, mais je vous dis au moins ce que je pense, et cela est assez rare quand on parle à des personnes de votre espèce . La majesté impériale disparaît sur mon papier devant la personne . Mon enthousiasme l'emporte sur mon profond respect . Je révère la législatrice, la guerrière, la philosophe . Je prends la liberté de mettre dans ce paquet des niaiseries indignes d'elle 20. J'ai ramassé sur-le-champ ce que j'ai pu . S'il paraît quelque chose qui puisse l’amuser, comment pourrai-je l'envoyer ? Est-ce par la poste ? Mais je serai mort d'étisie 21 avant d'avoir reçu vos ordres . Battez les Turcs et je meurs content 22.
Vous n'avez que faire , madame, des formules ordinaires des lettres . Votre Majesté Impériale est de toutes façons trop au dessus du profond respect du vieil ermite .
V.
P.S. – Ce vieux habitant des Alpes qui a osé se présenter l'année passée à Votre Majesté Impériale avec son hommage au cou, était en porcelaine . On ne l'émaille point, parce que l'émail cause des reflets qui empêchent de discerner les figures . C'est un art assez agréable et que Votre Majesté peut aisément introduire dans les manufactures, avec tous les autres arts qu'elle fait naître . Mais le premier des arts est d'apprendre à vivre à Moustapha . »
1 Le problème du texte de cette lettre est complexe . À défaut de l’original, on dispose de plusieurs manuscrits et du texte de l'édition de Kehl . Grosso modo, on peut distinguer ceux qui donnent le texte réellement envoyé à Catherine et ceux qui représentent un texte élaboré en vue d'une publication . Un manuscrit tient une place à part . Il s'agit de la minute, entièrement autographe, qui servit à la fois à l’établissement de la lettre effectivement envoyée et à l’établissent, après suppression de la première moitié et d'un court paragraphe à la fin, puis diverses corrections, du texte destiné à la publication . Ce manuscrit n'est conservé que pour les quatre premières pages, mais celles-ci contiennent presque toute la lettre , à la seule exception du paragraphe de formule et du post-scriptum . Ceux-ci figurent dans un manuscrit conservé à Moscou, qui a défaut de l'original disparu, représente le texte que reçut Catherine .
Un troisième manuscrit , limité à un fragment, est pourtant important : copié d'après la minute, il comporte en effet des corrections de la main de Voltaire , toujours en vue de la publication . Ces trois manuscrits seront désignés respectivement par les sigles MS1, MS2 et MS3 .
D'autres copies contemporaines, moins soignées, existent encore et seront exceptionnellement citées plus loin ; l'édition originale est celle de Kehl qui donne la lettre en deux fois, conformément à deux de ces copies , correspondant à la première moitié de la lettre, que Voltaire avait biffée en vue de la publication, et à la seconde moitié, conservée par lui et retouchée en vue de la publication ; la première de ces deux « Lettres » étant datée de janvier-février 1769 .
Le texte proposé au lecteur est celui de la minuteMS1 dans sa version initiale, c'est-à-dire avant que Voltaire ne le retouche en vue de sa publication . On remarquera qu'il est, comme on l'attend, pratiquement identique au texte de ce manuscrit de Moscou qu'on donnera pour la fin de la lettre, qu'il est seul à contenir .
2 La Correspondance littéraire (1877-1882), VI, 200-, ( https://books.openedition.org/pupo/1003?lang=fr
) donne à la date du 15 mars 1769 tous les renseignements souhaitables sur cette pelisse et sur les autres présents somptueux par lesquels Catherine reconnaissait le précieux concours de V* pour présenter sous les meilleures couleurs possibles sa politique expansionniste : voir page 200- : https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:Correspondance_litt%C3%A9raire,_philosophique_et_critique,_tome_6.djvu&page=212
3 Le capigi bachi est un chambellan du sultan .
4 Les mots belles et sont ajoutés au dessus de la ligne dans MS1 . Ils ne figurent pas dans MS2.
5 Au roi de Pologne. (Georges Avenel.)
6 Opprobre est le texte primitif de MS1 et le texte de MS2 . V* a corrigé ce mot sur la minute en Nazarde, et ce texte a passé dans les autres copies et dans l'édition de Kehl, suivie, ici comme dans tous les cas par les éditions suivantes .
7 Ayant arraché du résident russe l’aveu que, malgré des promesses réitérées, l’impératrice n’avait pas encore donné à ses troupes l’ordre d’évacuer la Pologne, le sultan l’avait fait enfermer aux Sept-Tours et avait déclaré qu’il allait entrer en campagne avec cinq cent mille hommes. (G.Avenel.)
L'hostilité de V* à l'égard de la Turquie ne s'explique que par son adulation pour Catherine . Inquiet de la politique agressive de Catherine envers la Pologne, notre alliée, Choiseul a poussé la Turquie à déclarer la guerre à la Russie, le 6 octobre 1768 . Mais la Porte n'était pas prête à la guerre . Au printemps de 1769, trois armées russes attaquent la Crimée, les principautés moldo-slovaques et Kabardié, soulevant ainsi des révoltes en Grèce, en Syrie et en Égypte . Khotin , en Bessarabie, tomba en septembre 1769 . En mai 1770, les Russes détruisirent la flotte turque au large de Chechmé, en juin les principautés furent conquises par la victoire de Kartal, et en novembre le passage du Danube et du Dniester fut ouvert par la prise d'Ismail et de Kilia sur le premier , d'Akkerman et de Bender sur le second . En 1771 les Russes franchirent le Danube et la conquête de la Crimée fut achevée . Des conférences de paix furent alors tenues sans succès et les Turcs se montrèrent temporairement capables de résister repoussant les Russes à Varna en Silistrie . Le 24 décembre 1773 Moustapha III mourut laissant un pays épuisé et désorganisé . En juillet1774 la principale armée turque ses trouva coupée de Constantinople . Les négociations furent reprises et un traité fut signé à Koutchouk Kainardjii le 21 juillet 1774 . Selon ce traité les Tartares étaient libérés de la suzeraineté ottomane pour tomber en fait sous la domination russe, les armées russes occupant toutes les places fortes du pays compris entre la Pologne et la mer Caspienne . La Russie prenait fermement pied sur la mer Noire trouvant ainsi un accès vers le Bosphore et les Dardanelles . Rapidement la Crimée devint un territoire russe . Du même coup les Russes avaient les mains libres sur le flanc occidental et s'assuraient la plus grande part dans le partage de la Pologne . Le tout se passa aux applaudissements de V* qui, à la différence des hommes d’État français, et notamment Choiseul, donna ainsi un remarquable exemple d’aveuglement historique . La future guerre de Crimée pour ne pas aller plus loi, était en effet en germe dans les événements en question .
8 V* n'osa pas maintenir ce texte . MS3 et l'édition de Kehl portent les reléguer pour jamais en Asie au lieu de les détruire .
9 Voltaire avait envoyé à l’impératrice, dans cette même lettre, un mémoire d’un officier français qui proposait de renouveler dans la guerre des Turcs l’usage des chars de guerre, absolument abandonné par les anciens depuis l’époque de la guerre Médique. (Kehl.)
On reconnaît ici les chars de combat proposés par V* sans succès pendant la guerre de Sept Ans . Mais qu'est-ce que cette soupente ( écrit à tort et sans explication suppante dans Besterman ) ? Les soupentes d'un carrosse sont de fortes lanières de cuir qui au temps où les ressorts n’étaient pas employés assuraient une sorte de suspension au véhicule . Il ne doit pas s'agir de cela ici . Il faut sans doute prendre le terme dans le sens de « petit réduit suspendu en l'air » comme on en faisait dans certaines cuisines ou dans les écuries .
10 Une correction ultérieure de V* sur MS1 donne le texte suivant : Quoi pendant que Votre Majesté impériale se prépare à battre le Grand Turc elle forme un corps de lois chrétiennes . MS2 a le même texte que la version initiale de MS1, mais porte les Turcs pour le Turc .
11 Le membre de phrase depuis et je n’interromps a été biffé après coup par V* sur MS1 . Ici encore la correction est faite en vue de la publication .
12 Sur Ms1 V* a biffé les mots Madame, Numa et Minos remplacés par Licurgue et Solon .
13 Sur MS3, V* a remplacé le début de cette phrase depuis Soyez sûre par Les législateurs ont le première place dans le temple de la gloire, les conquérants ne viennent qu’après . Ce texte reparaît dans le manuscrit B.N.N. 24331 , et les éditions de Kehl ,qui disposaient à la fois des deux versions, rétablissent le passage supprimé à la suite de celui qui le remplaçait .
14 Kehl et les autres éditions ajoutent ici Impériale .
15 Les éditions diminuent la portée de la phrase en corrigeant à nos petits-maîtres français .
16 Ici encore les éditions atténuent : à nos sages maîtres de Sorbonne, à nos Esculapes .
17 En fait l'inoculation de Catherine a été traitée comme une affaire d’État ; voir le Supplément aux nouvelles de divers endroits à la date du 21 janvier 1760 .
18 Correction ultérieure de V* sur MS1 : la petite évrole remplacé par cette maladie .
19 MS2 en tout genre .
20 Ces niaiseries incluent certainement Les Colimaçons du R. P. Lescarbot, Les Singualarités de la nature et L'A.B.C.
21Etisie s'employait encore ua XIXè siècle au sens de « Phtisie, maladie de langueur » , apparenté à étique, qui survit .
22 Ici finit le texte de MS1.
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