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14/03/2025

On ne peut guère forcer les hommes à l’admiration sans exciter l’envie

... L'envie , sentiment trop souvent bas, péché capital, mène le monde plus que l'admiration. Dommage, on se contente de niveler par le bas .

 

 

« A Catherine II, impératrice de Russie

À Ferney, 2 septembre 1769 1

Madame,

La lettre dont Votre Majesté impériale m’honore, du 14 juillet 2, a transporté le vieux chevalier de la guerrière et de la législatrice Thomyris, devant qui l’ancienne Thomyris serai assurément peu de chose. Il est bien beau de faire fleurir une colonie aussi nombreuse que celle de Saratof, malgré les Turcs, les Tartares, la Gazette de Cologne, et le Courrier d’Avignon.

Vos deux bijoux d’Asof et de Taganrock, qui étaient tombés de la couronne de Pierre le Grand, seront un des plus beaux ornements de la vôtre, et j’imagine que Moustapha ne dérangera jamais votre coiffure.

Tout vieux que je suis, je m’intéresse à ces belles Circassiennes qui ont prêté à Votre Majesté serment de fidélité, et qui prêteront sans doute le même serment à leurs amants. Dieu merci, Moustapha ne tâtera pas de celles-là. Les deux parties qui composent le genre humain doivent être vos très obligées.

Il est très vrai que Votre Majesté a deux grands ennemis, le pape et le padicha des Turcs. Constantin ne s’imaginait pas qu’un jour la ville de Rome appartiendrait à un prêtre, et qu’il bâtissait sa ville de Constantinople pour des Tartares. Mais aussi il ne prévoyait pas qu’il se formerait un jour vers la Moska et la Néva un empire aussi grand que le sien.

Votre vieux chevalier conçoit bien, madame, qu’il y a dans les confédérés de Pologne quelques fanatiques ensorcelés par des moines. Les croisades étaient bien ridicules ; mais qu’un nonce du pape ait fait entrer le Grand-Turc dans une croisade contre vous, cela est digne de la farce italienne 3. Il y a là un mélange d’horreur et d’extravagance dont rien n’approche . Je n’entends rien à la politique, mais je soupçonne pourtant que parmi ces folies il y a des gens qui ont quelques grands desseins . Si Votre Majesté ne voulait que de la gloire, on vous en laisserai jouir, vous l’avez assez méritée ; mais il paraît qu’on ne veut pas que votre puissance égale votre renommée : on dit que c’est trop à la fois. On ne peut guère forcer les hommes à l’admiration sans exciter l’envie.

Je vois, madame, que je ne pourrai faire ma cour à Votre Majesté cette année dans les États de Moustapha, le digne allié du pape. Il faut que je remette mon voyage à l’année prochaine. J’aurai, à la vérité, soixante-dix-sept ans, et je n’ai pas la vigueur d’un Turc ; mais je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de venir dans les beaux jours saluer l’étoile du Nord et maudire le Croissant. Notre Mme Geoffrin a bien fait le voyage de Varsovie, pourquoi n’entreprendrais-je pas celui de Pétersbourg au mois d’avril ? J’arriverais en juin, je m’en retournerais en septembre ; et si je mourais en chemin, je ferais mettre sur mon petit tombeau : Ci-gît l’admirateur 4 de l’auguste Catherine, qui a eu l’honneur de mourir en allant lui présenter son profond respect.

Le jeune Gallatin n'est point en état de voyager comme moi 5; il est très malade, et je crois d'ailleurs qu’il perdra un oeil . Pour votre vieux chevalier, madame, il a encore des yeux qui brûlent de contempler sans lunettes ce qu'il y a de plus rare dans le monde .

Je me mets aux pieds de Votre Majesté impériale.

L’ermite de Ferney. »

1Minute avec corrections autographes, où V* a écrit par distraction : « Lettre de l'impératrice de Russie, auguste 1769 ». ; éd. Kehl sans l'avant dernier paragraphe sur Gallatin .

2 Voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1769/Lettre_7594

avec ce P.S . : « Voici monsieur ce qu'il y a a de plus nouveau de mon armée . Le 19 juin nos troupes légères ont envoyé sur l'autre rive du Dnester vingt mille Turcs qui avaient tenté le passage et l'armée passa cette rivière deux jours après sans que l'ennemi se montrât, le 28,29 et 30 les troupes légères en vinrent aux mains et notre armée avança pendant ce trois jours. Le 1er juillet dix mille Turcs et vingt à trente mille Tartares l’attaquèrent . On le battit toujours en avançant . Le 2 soixante dix mille Turcs renouvelèrent l'attaque mais furent repoussés de hauteur en hauteur de façon qu'ils s 'enfuirent sous les canons de Chotzin . Cette même nuit le corps qui était posté vis-à-vis de cette forteresse sur l'autre bord de la rivière sous les ordres du lieutenant général Renkampf commença à bombarder la ville ; le prince de Gallitzin campa à deux verstes du retranchement des troupes turques . Le corps turc s'enfuit . Le lendemain on changea le bombardement en blocus . Nos troupes légères envoient des patrouilles au-delà de Pruth. »

3 Sur cette intervention du nonce du pape pour secourir la Pologne, voir lettre du 15 novembre 1768 à Catherine II : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2024/05/27/ces-barbares-meritent-d-etre-punis-par-une-heroine-du-peu-d-6500331.html

4 Voltaire avait adressé la même flatterie au prince royal de Prusse, en 1738 .

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